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L'Etat islamique de Mossoul - Histoire d'une entreprise totalitaire
de Hélène Sallon
La Découverte 2018 /  19 €- 124.45  ffr. / 284 pages
ISBN : 978-2-7071-9871-6
FORMAT : 13,6 cm × 22,1 cm

Les yeux de Mossoul

Le terrorisme se pense généralement en terme d'idéologies, de réseaux, d'attentats et de figures... rarement en terme d'Etat. Certes, l'Etat ne rechigne pas à développer une politique de terreur, c'est même l'origine du terme, formé en 1795... et l'Histoire est régulièrement scandée par des épisodes de terreur d'Etat, qui culminent avec l'Etat SS. Mais peu d'Etats, ou de proto-Etats (comme dans le Pérou fragilisé par le Sentier lumineux, ou bien la Colombie des FARC) seront à ce point parvenus à concilier la logique étatique et la terreur comme mode de gouvernement et d'action. Avec l'organisation Etat islamique, qui revendique dans sa titulature même d'être un Etat, on peut et doit penser le terrorisme appliqué à un territoire et une communauté, entrant dans le périmètre de ce que Max Weber définit comme l'Etat, détenteur d'un monopole revendiqué de violence (légitime ?). C'est cette hypothèse là qu'Anne Sallon, journaliste au Monde, développe dans un ouvrage bien documenté sur l'épisode de Mossoul, depuis sa chute en 2014 jusqu'à sa libération en 2018.

Il s'agit donc de faire une histoire à échelle humaine, et au niveau du sol : partant d'un matériau ample (interviews, articles de presse, blogs clandestins de Mossouliotes dont le célèbre MosulEyes, etc.) et de ses propres impressions de reporter, H. Sallon nous entraîne dans Mossoul occupée. On découvre la ville à la veille de l'invasion par les jihadistes, puis on s'installe dans ses quartiers, au coin de ses rues, on observe la vie des Mossouliotes et son cours de plus en plus chaotique, passant d'une période de séduction (les jihadistes se présentent comme "les esclaves des sunnites", en charge de les venger des injustices du gouvernement chiite) à la mise en place de la terreur.

D'emblée, la journaliste pose les questions simples : comment se fait-il qu'une ville de cette taille puisse tomber sous la coupe d'un groupe terroriste aussi facilement ? Quel fut l'accueil des habitants, entre attentisme, collaboration ou désintérêt ? Quel fut le sort des minorités religieuses ? Et des femmes ? Comment s'organise concrètement la vie dans les universités, les hôpitaux ? Comment se passe le contrôle des mœurs exercé par la hisba, la police religieuse ? Qu'est ce qu'être un enfant au temps du califat ? Accumulant témoignages et impressions, l'auteur montre le quotidien de la ville, observe, avec les yeux de Mossouliotes, les jihadistes dans leur vie de tous les jours (mention spéciale pour les Français, qui jouent aux petits voyous armés).

On est dans un espace au statut complexe, entre territoire en guerre permanente et plateforme idéologique, voire vitrine du jihadisme victorieux. Faut-il parler de totalitarisme ? L'expression d'entreprise totalitaire, choisie par l'auteur, semble très pertinente pour un régime qui revendique la terreur, postule un état de guerre permanent, prône une révolution qui s'étend aux enfants et destinée à créer un homme nouveau, et applique, à certaines minorités (comme les yézidis) un sort qui relève du crime contre l'humanité.

L'ouvrage est passionnant, et éprouvant : écrit d'une manière efficace, qui alterne grands questionnements et exemples ou témoignages, il se présente comme un tableau efficace d'une réalité pourtant proche et difficile à envisager. Par chapitres thématiques, l'auteur entre dans le quotidien des habitants, et dévoile avec leurs yeux, la réalité d'une conquête puis d'une dictature. On sort des grandes approches simplistes et des généralités banales pour comprendre la complexité de la région, la logique tribale qui se heurte ou collabora avec la logique étatique, la diversité des attitudes (qui rappelle les approches du regretté Pierre Laborie pour la période de l'Occupation).

L'ouvrage se lit comme un beau reportage, dense et prenant, et donne une première base aux futurs travaux sur ce sujet.

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 27/06/2018 )
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