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La Guerre froide
de John Lewis Gaddis
Les Belles Lettres 2020 /  25,90 €- 169.65  ffr. / 350 pages
ISBN : 978-2-251-44917-3
FORMAT : 15,1 cm × 21,0 cm

John E. Jackson (Traducteur)

Une analyse de''vainqueur'' refroidie par le temps

Comme le souligne Gaddis dans sa préface, cet ouvrage se veut une synthèse à destination des générations d'étudiants américains des 20 dernières années, eux qui n'ont pas vécu la Guerre Froide ni son dénouement avec la chute du bloc soviétique en 1991. Il représente un opus très documenté sur la période avec des sources désormais accessibles et connues permettant un regard plus circonstancié, notamment sur le déclin de l'Union soviétique et la période post-1989. Il exhale un anticommunisme atavique, tout en affirmant de manière continue une supériorité quelque peu apologétique de la société américaine durant cette période, probablement mue par l'idée d'une domination complète et durable des Etats-Unis dans un présent où elle est toujours plus contestée : "Les citoyens des Etats-Unis pouvaient légitimement prétendre en 1945 vivre dans la société la plus libre sur Terre. (...) A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Union des républiques socialistes soviétiques était la société la plus autoritaire qui fût sur Terre".

La Guerre Froide naît au coeur de la Seconde Guerre mondiale lorsque la coalition des Alliés contre les nazis se fragmente dès avant la défaite du Reich en 1945. L'auteur considère de manière pragmatique et très "américaine" que cette guerre a été "bénéfique" pour son pays notamment avec une perte d'environ 300 000 hommes contre environ 27 millions de morts pour l'URSS. Cette dernière, si elle se pare de l'aura du vainqueur, recèle de nombreuses faiblesses et se trouve, in fine, dépendante du pôle anglo-américain. L'auteur décrit une forme de croyance des soviétiques qui surévaluaient les ferments de divisions entre Alliés capitalistes, préparant la chute prochaine du système, les Alliés craignant, de leur côté, une paix séparée entre soviétiques et Allemands.

L'occupation de l'Allemagne défaite traduit les dissensions et oppositions entre Alliés : la zone soviétique ne comprenait qu'un tiers de la population allemande et peu de zones industrielles contrairement aux anglo-américains et même aux français pourtant vaincus. Gaddis évoque la figure de George Kennan (1904-2005), diplomate et politologue, père de la politique de "containment" soit un endiguement patient mais ferme et vigilant des tendances expansionnistes de la Russie, et l'un des architectes du plan Marshall. Ce plan vise notamment à ce que la pauvreté dans l'Europe d'après-guerre ne précipite l'arrivée au pouvoir des communistes mais également que l'aide économique chasse les velléités de diffusion de l'idéologie collectiviste. Dès septembre 1947, l'URSS riposte à la stratégie du plan Marshall avec la création du Kominform afin d'imposer une orthodoxie au mouvement communiste international. En février 1948, Staline approuve un plan des communistes tchécoslovaques pour ravir le pouvoir. Fin juin 1948, la Yougoslavie de Tito rompt avec l'URSS de Staline et accepte l'aide américaine. Après les événements du coup de Prague et du blocus de Berlin (1948-1949), les occidentaux décidèrent la création de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) engageant les Etats-unis à défendre l'Europe en temps de paix.

L'ouvrage revient en détails et de manière particulièrement intéressante sur le rôle de la politique nucléaire dans les développements de la Guerre Froide, aspect souvent escamoté dans d'autres livres. Si la primauté nucléaire américaine marque la période 1945-1949, la réponse de l'URSS intervient le 29 août 1949 lorsqu'elle se dote de sa propre arme. Gaddis rapporte que cet événement contrecarra les plans du Pentagone ; en effet, contrairement à leur vision antérieure, les américains devaient à nouveau renforcer les armes conventionnelles, stationner de manière durable en Europe et réadapter l'OTAN en conséquence. Ils envisageaient également d'accélérer le développement de la bombe à hydrogène, mille fois plus puissante que celles d'Hiroshima.

Enfin, la victoire de Mao et la création de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949 fut une surprise pour les deux Grands. L'historien observe que le déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953), véritable choc pour les Etats-Unis, est appuyé par les soviétiques qui souhaitaient un second front après la victoire de Mao, afin d'oeuvrer en faveur de la "mondialisation" du communisme. L'intervention chinoise modifie la donne sur le territoire au moment où les américains étaient sur le point de prendre le dessus en Corée. Gaddis relate le conflit nucléaire en Corée avec notamment le largage de cinq bombes atomiques sur les colonnes chinoises (environ 150 000 morts). En riposte, les soviétiques lancèrent deux bombes atomiques sur Pusan et Inchon. Le 27 juillet 1953, un armistice fut conclu à la suite d'un conflit indécis et interminable pour revenir au statu quo ante. L'ouvrage évoque la proposition de Truman de remettre l'arsenal atomique américain sous le contrôle de l'ONU, qui finalement capota compte tenu du refus par Staline d'appliquer la réciprocité.

La course aux armes nucléaires se poursuit entre les deux Grands : la bombe à hydrogène américaine est testée en 1952, celle des soviétique en 1953, marquant un rattrapage par rapport à l'ère atomique. Cependant l'hyperpuissance de ces armes les rendaient politiquement quasi inutilisables. Gaddis raconte que l'épisode de l'essai US BRAVO dont la puissance avait dépassé les attentes soulève des doutes et des peurs qui vont participer à la construction d'une politique d'équilibre de la terreur face à l'anéantissement total possible. En évoquant la crise des missiles de Cuba, l'auteur écrit : "ce qui empêcha la guerre d'éclater, à l'automne 1962, fut l’irrationalité de la terreur, des deux côtés. C'était là ce que Churchill avait entrevu en trouvant de l'espoir dans "l'égalité de l'anéantissement"". Après cette crise, s'ouvre une ère de dénucléarisation avec la signature d'un premier accord dès 1963 abolissant les essais nucléaires dans l'atmosphère.

L'historien américain présente l'idéologie communiste sous l'unique aspect de la coercition mais n'évoque jamais son pouvoir de séduction et d'espérances issues des mythes égalitaires et de progrès jusqu'en Occident. Il présente une histoire quelque peu unilatérale martelant la primauté et la puissance des Etats-Unis. Il relate toutefois quelques inflexions souvent méconnues de la Guerre Froide comme celle de Lavrenti Beria (chef de la police secrète de Staline) qui critiqua durement Staline après sa mort ou encore l'offre de ce même Staline, en 1952, d'une réunification de l'Allemagne contre sa neutralité et l'abandon du projet d'adhésion à l'OTAN. Gaddis montre à plusieurs reprises comment les Grands sont contraints par des alliés plus faibles à modifier leur politique : l'édification du Mur de Berlin en août 1961 en est un exemple, la RDA représentant un allié faible et souvent incommode pour Moscou.

La Guerre du Vietnam marque l'apogée d'une forme de duplicité du gouvernement américain qui ne souhaite plus révéler au peuple la réalité de cette guerre alors que la société se divise profondément. L'auteur revient sur les excès de Nixon couvrant des objectifs douteux : il va notamment autoriser le bombardement du Cambodge, Etat souverain voisin, par lequel les nord-vietnamiens pouvaient s'approvisionner. Ces opérations seront dissimulées au peuple américain. En 1971, tordant le cou à sa déclaration publique, Nixon autorise la CIA à renverser Allende arrivé au pouvoir au Chili avant le coup d'Etat de Pinochet en septembre 1973. Le scandale du Watergate de 1972 à 1974 scelle la démission du président Nixon.

La Conférence d'Helsinki en 1975 sape les fondements du système soviétique essoufflé et incarné par Brejnev, qui va chanceler dès les années 80 malgré un climat de détente : plusieurs acteurs délégitiment le bloc soviétique comme Lech Walesa qui conduit le premier syndicat du monde communiste, Deng Xiao Ping ou Gorbatchev. En 1989, la chute du Mur de Berlin intervient lors d'un épisode qui confine à la farce : GuntherSchabowski, membre du Politburo en RDA, interprète mal un décret visant, au départ, à assouplir de manière limitée les restrictions sur les départs vers l'Ouest des ressortissants de l'Est, en le présentant comme un laisser-passer intégral dans la soirée du 9 novembre 1989. En quelques minutes, la rumeur de l'ouverture du mur se diffuse et des foules immenses se massent rapidement aux points de passage : "A la fin, les gardes-frontières de Bornholmer strasse prirent sur eux d'ouvrir les portes et la foule extatique des berlinois de l'Est déferla sur Berlin Ouest. Peu après, des Allemands des deux côtés étaient assis sur le Mur, marchaient ou dansaient sur lui (...)". La décomposition du communisme génère rapidement la réunification de l'Allemagne le 3 octobre 1990. La perestroika et la glasnost conduisent à la libéralisation des ex républiques soviétiques. Après le coup d'Etat manqué d'août 1991 contre Gorbatchev, Eltsine le remplace comme leader de la sortie du communisme. Le 25 décembre 1991, Gorbatchev signe le décret qui met fin à l'URSS.

Le concept de "long peace" (longue paix) de Gaddis qualifiant la Guerre Froide représente une version optimiste et optimale de cette période historique, ayant permis d'éviter un affrontement direct entre les deux Grands. Cependant, il masque les ravages de nombreuses guerres particulièrement "chaudes", comme en Corée, dont les effets ont longtemps été sous-estimés. Sa version de la Guerre Froide s'avère unilatérale et se résume à l'inexorable affaissement d'une idéologie perçue comme utopique et d'un système autoritaire face à des Etats-Unis prépondérants. La Guerre Froide devient sous sa plume "la meilleure des périodes possibles", saluant la supériorité des américains et une période de primauté inégalée. Si on peut nuancer cette position américano-centrée et le ton parfois paternaliste de l'auteur, cet ouvrage demeure bien informé, révélant des aspects matériels et militaires souvent peu mis en valeur dans le récit européen de cette période. Il représente une synthèse agréable et solide, dans un style épuré et très direct.

Dominique Margairaz
( Mis en ligne le 24/01/2020 )
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