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Histoire mondiale de la guerre froide - 1890-1991
de Odd Arne Westad
Perrin - Domaine étranger 2019 /  28 €- 183.4  ffr. / 711 pages
ISBN : 978-2-262-07584-2
FORMAT : 16,6 cm × 24,0 cm

Martine Devillers-Argouarc'h (Traducteur)

La Guerre froide décentrée

. "La guerre froide est l'histoire d'une confrontation entre le capitalisme et le socialisme qui a atteint son paroxysme entre 1945 et 1989, bien que ses origines remontent à des temps bien plus anciens et que l'on en perçoive encore aujourd'hui les conséquences". La Guerre Froide, qui a pris fin en 1991 lors de la chute de l'Union soviétique, représente une période de bipolarisation idéologique et politique caractérisée par des conflits violents dont les présupposés doctrinaux se sont prolongés bien après 1991 et façonnent jusqu'à aujourd'hui la vision géopolitique dominante dans un univers désormais en phase d'entropie avancée. L'auteur considère que l'intervention américaine en Irak et en Afghanistan, pétrie de certitudes morales et d'un sentiment de supériorité politique et militaire, est un avatar malheureux des effets d'une doctrine ancienne qui se prolonge dans un monde nouveau. Il récuse notamment le concept de "long peace" de John Lewis Gaddis, qui ne correspond pas à la forte conflictualité et à la violence qui s'est abattue dans certains pays hors des deux Grands entre 1945 et 1991. L'affrontement entre les Etats-Unis et l'Union soviétique a été évité, notamment sous sa forme nucléaire, au prix de guerres régionales brutales et dévastatrices comme en Corée ou au Vietnam, même si l'Europe occidentale, plutôt épargnée, peut partager et véhiculer une vision globalement positive de cette période.

L'historien norvégien débute son ouvrage par la crise économique de 1890 à la suite de la faillite de la banque d'affaires Barings, qui déclenche une crise profonde du capitalisme et aiguillonne les mouvements socialistes de contestation alors en gestation. Il rappelle également que dès 1899, le Danemark adopte un accord entre patronat et syndicat prévoyant, pour la première fois, un système annuel de négociation salariale et des conditions de travail. Ce contexte de crise économique avive les dissensions au sein du camp socialiste, entre réformistes et révolutionnaires qui deviendront bientôt les "communistes". La Guerre Froide apparaît comme l'aboutissement d'une période de transformation des Etats américain et soviétique en puissances impériales expansionnistes au tournant du XXe siècle : "C'est la génération du premier conflit mondial qui donne sa forme à la guerre froide, dont le contenu rassemble tous les éléments de la Grande Guerre : la peur, l'incertitude, le besoin de croire en quelque chose et l'exigence d'un monde meilleur". A la suite de la Première Guerre mondiale, l'Europe s'américanise notamment à partir de la diffusion des nouveaux moyens de communication.

La Révolution bolchévique en 1917 aboutit à la création d'un Etat anti-capitaliste révolutionnaire. Westad décrit, sans nuances, le système communiste comme un régime régit par le mensonge et l'oppression de l'homme, il n'évoque pas le caractère utopique et les objectifs "progressistes" du communisme, qui ont également permis de moderniser et d'industrialiser des nations considérées comme arriérées et qui peuvent expliquer une forte adhésion par certaines populations. A la fin de la guerre, les pays de l'Europe centre-orientale, libérés par l'Armée rouge, ne sont globalement pas favorables à des régimes communistes ce qui va inciter Staline à les imposer par la force. Le concept de "République populaire" se répand ; il provient du régime satellite créé en Mongolie en 1924 afin d'éviter de froisser la Chine en se présentant plutôt comme un gouvernement détaché de l'URSS ce qui permet également de ne pas provoquer les Occidentaux. Ainsi, les Républiques populaires européennes sont pleinement communistes mais doivent opérer une conversion vers la soviétisation. Ces pays sont souvent, dans un premier temps, dirigés par des gouvernements de coalition à dominante communiste : "Entre 1944 et 1947, la politique soviétique en Europe de l'Est engendre de nombreux conflits avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Mais la politique de ces deux puissances, qui est en partie une réaction au comportement de Moscou à l'Est, contribue également à donner à Staline la conviction que seuls des régimes communistes peuvent assurer son emprise".

Parallèlement, la politique d'endiguement américaine se met en place. A compter de l'année 1948, et du second mandat de Truman, la Guerre Froide entre dans une période de militarisation et de montée des tensions avec les Soviétiques, avant le basculement de la Chine vers le communisme et les prémices de la Guerre de Corée (1950-1953). Par exemple, Westad raconte que la CIA a incité la communauté italo-américaine à transmettre des lettres anti-communistes en Italie afin de peser sur les élections d'avril 1948 opposant les chrétiens-démocrates aux communistes. Le blocus de Berlin (1948-1949) est une réponse communiste à la création du Deutsche Mark dans le secteur occidental. Le climat de crainte de reprise du conflit en Europe conduit en avril 1949 à la création de l'OTAN à Washington. La victoire des communistes en Chine en 1949 représente un véritable choc pour les Etats-Unis. 

Plusieurs pays asiatiques prennent comme modèle économique le régime soviétique de l'URSS : planification, nationalisation de l'industrie et collectivisation de l'agriculture. Cet opus montre que l'Asie devient un enjeu central de la Guerre Froide, relativisant la position européenne notamment dans la vision américaine de l'après-guerre. Ainsi, la Guerre de Corée constitue un point cardinal de la Guerre Froide : en 1950, l'URSS, auparavant réticente à une action militaire en Corée, finit par donner son feu vert à une action en faveur de la réunification de la Corée (Syngman Rhee au Sud fait face à Kim Il Sung au Nord). Westad relate les échanges du bureau politique du parti communiste chinois qui décide d'intervenir directement dans le conflit sous l'impulsion de Mao tandis que les autres membres sont réfractaires. L'historien norvégien insiste sur la violence politique du régime communiste chinois en rappelant une estimation : à près de 70 millions de victimes au cours des guerres ou massacres politiques entre 1920 et 1980.

L'ouvrage insiste sur l'histoire de la Chine durant la Guerre Froide en décalant la focale habituellement centrée sur l'Europe. A partir des années 60, la Chine communiste s'isole et se tourne vers la transformation intérieure de la société. L'historien rappelle que le programme d'assistance de l'URSS à la Chine a probablement surpassé le plan Marshall (25 milliards de dollars constants). Le "Grand Bond en avant" va devenir la campagne communiste la plus homicide en désorganisant les campagnes par des projets d'industrialisation irréalistes, et conduire à la famine à la fin des années cinquante et au début des années soixante (40 millions de morts selon l'auteur). L'ouvrage évoque le conflit oublié mais au final de faible ampleur entre la Chine et l'URSS en 1969, près des zones frontalières, qui aurait pu dégénérer en conflit nucléaire : Mao ordonna même à tous les chefs militaires et hauts responsables de quitter Pékin pour les campagnes craignant une attaque soviétique. Enfin, Westad exhume le rapport secret destiné à Mao, intitulé Évaluation préliminaire du contexte de guerre, qui confirme que pour les chinois, les soviétiques sont le principal danger, compte tenu de la "réussite" du modèle communiste chinois. De son côté, Staline concentrait son attention sur l'Europe, les autres continents notamment l'Asie ou l'Afrique lui apparaissant secondaires. 

Plusieurs conflits considérés comme "périphériques" sont abordés : Westad décrit les atrocités faisant suite au coup d'Etat de 1965 en Indonésie, avec une chasse aux communistes ainsi qu'aux minorités qui fait environ 500 000 morts, l'un des pires massacres de civils de la Guerre Froide. L'ambassade américaine y contribue en livrant des listes de communistes. Le Président JFK impulse la création de l'Alliance pour le progrès, le programme social de lutte contre la pauvreté et pour le développement de l'éducation, à destination de l'Amérique latine mais qui repose sur des bases anti-communistes et aboutit souvent à des aides en faveur des juntes anti-démocratiques. Les Etats-Unis aident le putsch militaire de 1964 au Brésil, organisant un pouvoir dictatorial de droite jusqu'en 1984. A la fin des années 70, 15 des 21 États d'Amérique latine sont dirigés par des dictateurs militaires.

L'avènement de Reagan en 1980 et la crise de leadership du système communiste après la mort de Brejnev, qui conduira à l'intronisation de Gorbatchev en 1985, avivent la crainte du retour d'une nouvelle Guerre Froide et d'un possible conflit nucléaire. La mondialisation associée à la stagnation économique fragilise l'URSS qui s'isole toujours davantage. L'arrivée de Gorbatchev initie une politique réformiste anti-corruption et anti-alcool qui lui vaut rapidement le sobriquet de "secrétaire minéral". Il envisage d'améliorer la situation économique de l'URSS par un rapprochement avec les Occidentaux et notamment les européens de l'Ouest plutôt que les américains. Il permet de lever le voile et de réaliser une introspection critique du passé criminel du régime notamment lors de la reconnaissance du massacre de Katyn contre l'armée polonaise vaincue en 1940.

L'historien n'évoque pas le poids du nationalisme politique en Russie et dans les républiques soviétiques, qui représente un des ferments de la dislocation de l'URSS et de la concurrence entre Gorbatchev qui protège l'ancien régime soviétique et Eltsine qui défend une Russie nationale. Dès avant la fin de l'URSS, plusieurs pays communistes lancent, à la suite de la Chine de Deng Xiaoping, des réformes économiques libérales et capitalistes comme la réforme du Dôi moî au Vietnam, qui développe le secteur privé. Le soir du 25 décembre 1991, Gorbatchev démissionne de son poste de Président d'une Union Soviétique à l'agonie. Le système bipolaire institutionnalisé s'effondre mais le conflit idéologique perdure. L'après-Guerre Froide se caractérise par un fort triomphalisme américain : les Guerres du Golfe successives et les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak représentent des oripeaux anachroniques de la vision idéologique bipolaire de la Guerre Froide, comme le traduit l'usage politique et militaire de l'expression "Axe du Mal". Les Etats-Unis n'ont plus la vocation mondiale de la Guerre Froide mais n'en ont pas trouvé d'autres. Selon Westad, l'Europe et le Japon ont profité, in fine, de cette période tandis que les Etats-Unis n'ont pas réussi à retrouver une place cohérente tenant compte d'une diminution de leur puissance.

Ouvrage synthétique et décentré d'une vision européenne de la Guerre Froide, à laquelle le lectorat français est habitué et conditionné, il s'agit d'une lecture agréable, classique et informée abordant les différents continents, et les Guerres Froides asiatique, américaine, africaine et moyen-orientale. Westad présente un certain nombre de sources et d'archives inédites forts intéressantes, qui nous plongent au coeur des contradictions et des revirements au sein même des blocs en présence. L'ouvrage peut parfois présenter quelques raccourcis, notamment sur la France, très peu abordée dans le détail, manquer de fluidité du fait d'une succession académique des espaces étudiés, mais il éveille la curiosité et représente une somme importante ainsi qu'un travail considérable de mise à jour des dernières connaissances sur cette période fondatrice.

Dominique Margairaz
( Mis en ligne le 28/09/2020 )
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