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Ne dis rien - Meurtre et mémoire en Irlande du Nord
de Patrick Radden Keefe
Belfond 2020 /  22 €- 144.1  ffr. / 432 pages
ISBN : 978-2-7144-7400-1
FORMAT : 14,2 cm × 22,6 cm

Claire-Marie Clévy (Traduction)

Les fantômes de la mémoire

Le conflit d’Irlande du Nord, que le gouvernement britannique désigne sous le dérangeant euphémisme de «Troubles» mais qui fut en réalité une guerre, a fait environ 3 500 morts entre 1969 et 1998, soit une moyenne de 125 par an. Mais pas besoin qu’un conflit soit très meurtrier pour être destructeur et pour ravager une société et des individus par milliers.

La guerre d’Irlande du Nord évoque immédiatement le Bloddy Sunday de 1972, chanté par John Lennon avant de l’être par U2, l’agonie de Bobby Sands et des neuf autres grévistes de la faim en 1981, les barbelés séparant les quartiers catholiques et protestants ou encore des attentats à Londres, Birmingham ou Brighton, Margaret Thatcher échappant de justesse à ce dernier. Cette guerre s’est éteinte à partir du milieu des années 1990, avant que l’accord dit du Vendredi Saint n’y mette un terme en 1998, et n’ouvre une période de pacification et de rapprochement entre les deux Irlande, puis qu’elle disparaisse de l’actualité, où elle a laissé place à d’autres conflits. Elle n’est pourtant pas loin et ses braises ne sont sans doute pas toutes éteintes. Elle est présente dans les peintures et les slogans qui ornent les murs de Belfast ou de Derry. Elle inquiète les négociateurs du Brexit, qui n’avaient apparemment pas pensé qu’il pourrait menacer le rapprochement entre les deux Irlande, voire carrément la paix au Nord. Elle hante encore la mémoire de ceux qui l’ont faite, de ceux qui l’ont subie, et la société nord-irlandaise en général.

Ne dis rien. Meurtre et mémoire en Irlande du Nord de Patrick Radden Keefe, journaliste au New Yorker, ne raconte par la guerre d’Irlande du Nord mais celles et ceux qui l’ont menée ou l’ont vécue, ce qu’ils ont fait et ce qu’elle leur a fait et continue à leur faire. Le livre suit ainsi depuis 1969 plusieurs destins individuels qui permettent d’éclairer les différentes facettes de cette guerre, dans laquelle se mêlent les affres de la guerre de religions, de la guerre civile, de la guérilla urbaine et de la guerre de contre-insurrection. Un condensé de sales guerres, sans gloire, sans victoire, où les dilemmes moraux sont à chaque coin de rue, et dans lequel personne ne peut garder les mains propres, ni les républicains catholiques, ni les loyalistes ou unionistes protestants, ni la police, les services secrets, l’armée et le gouvernement britanniques.

D’un côté du récit, celui des acteurs, des combattants, on suit Dolours Price, qui fut une icône souriante mais inflexible de la cause républicaine, une tueuse de l’IRA et, avec sa sœur Marian notamment, une jeune poseuse de bombes à Londres en 1973. On trouve également Brendan Hugues, cadre de l’IRA à Belfast, détenu à la prison de Long Kesh où il participa à la grève de l’hygiène avant d’être gréviste de la faim. L’un comme l’autre prirent leur retraite dans les années 80, prisonniers de leur passé, rongés par leurs souvenirs, l’alcool et les médicaments. De l’autre côté, celui des victimes, il y a Jean McConville, une mère de dix enfants de 38 ans, emmenée de chez elle à Belfast un soir de décembre 1972, puis assassinée par l’IRA parce qu’elle aurait été une informatrice, ce qui semble faux, et dont les restes furent retrouvés trente ans plus tard, mais dont le meurtre reste encore non-élucidé.

Ne dis rien est un livre prenant et formidable, qui tient tantôt du polar, tantôt du roman d’espionnage, et beaucoup de l’enquête de terrain. Il y est question de meurtres, nombreux, de disparus, peu nombreux mais dont le sort hante les vivants, de peur, de loi du silence, de non-droit au cœur d’une démocratie, d’agents doubles et d’informateurs, de culpabilité, de quête de la vérité, de télescopage entre un projet universitaire de collecte des témoignages oraux des acteurs, le projet Belfast du Boston College, et des enquêtes policières sur des assassinats et des disparitions, de combattants qui se demandent pourquoi ils ont fait tout ça, et s’ils n’ont pas au bout du compte été utilisés puis trahis par les politiques du Sinn Fein, notamment Gerry Adams, dont la figure de pacificateur se double de page en page de celle d’un manipulateur froid et sans scrupule.

Au fil de la narration, presque l’air de rien, Patrick Radden Keefe pose les questions de la fin et des moyens en politique, celle du prix que chacun doit accepter de payer pour mener et pour finir une guerre, surtout quand elle n’a pas tenu toutes ses promesses, et pour refermer les cicatrices mémorielles. Le silence que la guerre a imposé, le fameux «Ne dis rien» tiré des paroles d’une chanson républicaine, repris comme titre du livre, est toujours largement d’actualité. Tant qu’il dure, la vérité ne peut pas émerger, les responsabilités ne peuvent pas être établies, le pardon, l’oubli et la réconciliation ne sont pas possibles, et les cicatrices invisibles de la mémoire empêchent la paix des consciences, et que la paix tout court se réalise véritablement.

Antoine Picardat
( Mis en ligne le 07/12/2020 )
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