L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Bertrand de Jouvenel
de Olivier Dard
Perrin 2008 /  25 €- 163.75  ffr. / 526 pages
ISBN : 978-2-262-02916-6
FORMAT : 15,5cm x 24cm

L’auteur du compte rendu : Rémi Luglia, professeur agrégé d’Histoire et interrogateur en deuxième année dans une classe préparatoire commerciale, est doctorant à Sciences-Po Paris où il mène une recherche sur l’histoire de la protection de la nature en France de 1854 à nos jours à travers le mouvement associatif.

Un intellectuel pragmatique et prospectif bien dans le siècle

L’histoire des intellectuels a ceci de bien qu’elle donne à voir notre société d'un point de vue informé et réfléchi. Ce regard sur le monde est toujours éclairant car il est raisonné. Mais, partant, il nécessite absolument d’être soigneusement remis en contexte car il plie naturellement la réalité à sa démonstration. C’est à cela que s’est attelé avec bonheur Olivier Dard à propos de l’itinéraire de Bertrand de Jouvenel (1903-1987).

Ce grand penseur, assez mal connu en fait, ne laisse pas de nous étonner par son apparent éclectisme voire ses contradictions, parfaitement mis en lumière par Olivier Dard. Pour quelqu'un qui ne connaît pas bien Bertrand de Jouvenel, cet ouvrage apporte toutes les réponses. Pour les spécialistes, l’auteur a le mérite de préciser avec clarté l’itinéraire et la pensée jouvenéliens.

La diversité des centres d’intérêt de Bertrand de Jouvenel, l’originalité de son itinéraire semblent n’entrer dans aucun cadre raisonné et donner l’impression d’une certaine confusion. Prenons son engagement politique ou plutôt ses engagements successifs : républicain dans le parti radical, il rejoint le PPF de Doriot ; proche du CNI après-guerre, il vote Mitterrand en 1974 et 1981 ; il est également un temps séduit par le Comte de Paris. Que retenir de tout cela ? Quelle cohérence donner à cet ensemble si évidemment disparate, autre que celle que le penseur lui-même à cherché à faire admettre a posteriori ?

Olivier Dard fait voler en éclats cette impression d’indécision et de revirement perpétuels. Bertrand de Jouvenel est un homme libre qui refuse de se laisser enfermer dans des catégories dictées par d’autres. Olivier Dard le définit ainsi comme un «réaliste» et réfute le terme d’opportuniste : Bertrand de Jouvenel est sans conteste «un baromètre de son temps et de son milieu, qui suit et vit avec intensité les oscillations de l’entre-deux-guerres». Il va vers ce qui lui semble le plus à même d’agir pour réformer et c’est en cela qu’il est séduit un temps, comme bien d’autres, par le fascisme. Mais il reprend sa liberté après Munich et, malgré la défaite de 1940 et l’arrivée au pouvoir de ce courant politique, il ne rejoint pas ses amis les plus proches qui s’engagent, eux, dans le collaborationnisme.

Après cet épisode de l’entre-deux-guerres, qui l’obligera à se justifier toute sa vie, il rebondit dans la vie intellectuelle comme essayiste politique. Et c’est aux États-Unis et au Royaume-Uni qu’il s’impose et connaît le succès. Cette renommée lui permet ensuite d’être de nouveau considéré comme un penseur digne d’intérêt en France. Il ouvre alors ses préoccupations à la prospective, l’économie ou l’écologie : tous sujets marqués par sa pensée. Il apparaît ainsi comme un penseur du futur et en même temps se singularise par une sorte de recherche permanente des troisièmes voies. Il s’interroge sur le futur mais ne le prédit pas. Il s’attache au contraire à proposer des possibilités d’action aux gouvernants. Olivier Dard termine sa conclusion sur une phrase qui résume bien l’homme et le penseur : «pour me rendre utile, il faut que j’essaie de comprendre».

Page après page, Olivier Dard nous donne à voir un homme certes complexe mais finalement très attachant, qui ne parvient à entrer dans aucun des moules idéologiques qui ont traversé avec plus ou moins de bonheur le XXe siècle (communiste, fasciste, gaulliste, libéral, etc.). Bertrand de Jouvenel accompagne certains courants de pensée mais il s’en distingue toujours, suivant ainsi son propre itinéraire.

L'historien sait rendre intelligible à tout honnête homme la pensée jouvenélienne, de façon agréable et précise. En effet, trop souvent, l’histoire des intellectuels est écrite par des initiés, pour des initiés. L’emploi d’un jargon spécialisé, sans doute très adéquat, rend totalement obscur l’exposé de l’auteur. Cela revient à enfermer dans une bulle absconse les «spécialistes» et à en exclure avec dédain un public plus vaste. Avec Olivier Dard, le propos s'adresse à un public large tout en restant de très grande qualité. Ce qui n’empêche pas le livre d’être parfaitement écrit dans un style tout à fait réjouissant et alerte.

Le travail d’historien est très bien mené avec des sources nombreuses et variées, une excellente connaissance de la bibliographie sur Bertrand de Jouvenel certes mais aussi sur les époques qu’il a parcourues, de nombreuses références tout au long du texte, qui renvoient aux notes rassemblées à la fin du livre. De toute évidence, le sujet est très bien maîtrisé et l’ouvrage est le fruit de recherches abouties

Pour finir, savourons la pertinence fulgurante de Bertrand de Jouvenel quand il déclare dans son Du pouvoir : "La liberté n’appartient qu’aux hommes libres. Et qui s’est soucié de former des hommes libres ?". Encore une fois, le propos est d’actualité aussi bien en France (énièmes réformes de l’Education Nationale) qu’à l’international (économie mondialisée du savoir).

Rémi Luglia
( Mis en ligne le 09/12/2008 )
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