L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Poutine
de Frédéric Pons
Calmann-Lévy 2014 /  19.90 €- 130.35  ffr. / 363 pages
ISBN : 978-2-7021-5517-2
FORMAT : 15,0 cm × 23,0 cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.

Un Prince

Journaliste de géopolitique, grand reporter et rédacteur en chef à Valeurs Actuelles, Frédéric Pons est professeur à saint-Cyr où il enseigne sa spécialité aux jeunes aspirants officiers. Membre de l'Académie des sciences d'Outre-mer, il est président d'honneur de l'Association des journalistes de défense. Officier de réserve, il peut mettre à profit ses différentes casquettes pour enquêter dans les milieux militaire et diplomatique et recueillir des informations sur le sentiment profond de ces professionnels des relations extérieures, qui sont évidemment une réflexion sur leurs missions et les affaires du monde, même s'ils sont tenus au devoir de réserve et au mutisme. Réflexion en amont et en aval de la décision politique et à l'ombre de sa parole officielle. Situé à droite politiquement, il exprime une conception réaliste en même temps que conservatrice et assez «gaullo-souverainiste» de la diplomatie française : ce qui rend sa lecture originale ou minoritaire dans le concert médiatique des analyses sur la politique française. Etudiant et enseignant depuis la fin de la Guerre Froide la politique de la Russie, il est qualifié pour exprimer un point de vue informé sur ce sujet qui occupe beaucoup les mass media et le monde politique. Raison de plus pour que les citoyens curieux des affaires étrangères et à l'esprit critique exigeant le lisent sans se contenter des habituels spécialistes obligés de la presse écrite, des plateaux télé et des antennes radios : pour rétablir dans leur tête le vrai pluralisme.

Pons part d'une idée simple et vérifiable tous les jours : accusé de despotisme en Russie et d'impérialisme militariste à ses frontières, soupçonné (le mot est faible) d'avoir commandité des procès truqués voire des meurtres d'opposants, Poutine violerait toutes nos valeurs et menacerait la paix du monde. Aussi est-il devenu très vite, depuis des années, une sorte de repoussoir dans nos médias et dans la classe politique, sauf exceptions peu audibles et vite invalidées justement comme «cautions» de Poutine ; c'est d'autant plus facile que ces exceptions sont aussi marginales dans le système politico-médiatique français (F.N., D.L.R./D.LF., une certaine droite de l'U.M.P, F.dG., Ph. de Villiers, ex-chevènementistes) et qu'elles peuvent être discréditées facilement d'un mot passe-partout qui évite les justifications rationnelles : «extrêmistes» ou «sulfureux». En prétendant soumettre à la critique les représentations courantes sur Poutine, l'homme et sa politique, Frédéric Pons doit donc relever un défi de taille ! A ses risques et périls… D'autres y ont perdu leurs postes. Il est vrai qu'ils en ont parfois gagné d'autres, poussés par les circonstances. Qu'on pense au «sulfureux» Aymeric Chauprade… dont on n'aura finalement jamais autant entendu parler !

Dans un ouvrage en 9 chapitres faciles à lire , Frédéric Pons nuance ou contredit la légende noire de Poutine. Il revient d'abord sur l'enfance d'un chef et la jeunesse de Poutine à Léningrad (qu'il appelle par «anticipation» Saint-Pétersbourg) : car la carrière de Poutine se construit longtemps dans cette ville, dont il dirigera des services municipaux et fréquentera les réseaux politiques à une période-clé de son ascension. Mais évidemment Poutine, c'est l'ancien agent du KGB : et Pons, sans le nier, rappelle qu'il ne fit jamais partie de l'élite et encore moins de la direction de cet organisme communiste qui savait pourtant sélectionner et promouvoir les agents les plus sûrs. La contradiction éclate : si Poutine a été un dangereux KGBiste et communiste convaincu, que n'a-t-il été remarqué par l'intelligent Youri Andropov ? Au moment de la chute du mur de Berlin, il est ailleurs en RDA : pas au centre des événements. Mise sur la touche emblématique. En fait, par manque de zèle ou de motivation politico-idéologique, Poutine a presque raté sa carrière au KGB… où il a cependant appris son métier. Il s'est certes engagé dans le service de l'Etat et la sécurité nationale : mais au fond, il y a là surtout le signe d'un patriotisme sincère et d'un certain légitimisme de jeune homme. Et Poutine n'est pas le seul politique à avoir fréquenté le monde de la police politique et du renseignement. Il serait un peu hypocrite de lui reprocher une formation au secret d'Etat qui est la base même de la politique, comme Machiavel nous le rappelle depuis le début du 16ème siècle ! D'ailleurs tous les dirigeants russes post-soviétiques ont été formés à la fin de l'ère soviétique et ont dû y faire carrière : comme toute la population de plus de 40 ans. Poutine ne semble pas traîner derrière lui le poids de crimes.

L'ascension fulgurante date en fait de la fin de la Perestroïka et de la chute du communisme en Russie. Bien placé dans l'appareil d'Etat qui se constitue alors, en raison de sa relative jeunesse, de son honnêteté, de ses compétences et de son intelligence, Poutine sert à Saint-Pétersbourg où il rencontre bien des acteurs du pouvoir, apprend le rôle des réseaux et voit le développement de l'affairisme dans le chaos de l'époque Eltsine. Des leçons très utiles : mais Poutine se caractérise par sa grande prudence, son sens du rapport de forces et sa patience : jugeant et jaugeant rapidement les hommes, il se contrôle et ne commet aucun impair, allant jusqu'à inspirer confiance à certaines de ses futures «victimes» qui croiront pouvoir en faire leur homme. Il y a du Bonaparte sous le Directoire dans Poutine. Car il sert le pouvoir nouveau, sans illusion sur sa moralité et sa nocivité politique à terme. Réaliste, légitimement ambitieux, Poutine pense pouvoir incarner le moment venu une alternative patriotique. En attendant, il faut stabiliser l'Etat post-soviétique. La présidence Eltsine fera l'affaire. Poutine s'y montre efficace techniquement et fidèle. Il y gagnera finalement un poste de Premier ministre et successeur désigné.

La suite du livre montre Poutine président dans ses œuvres. Avec un effort de compréhension et de loyauté rares, Pons en souligne la sincérité et la part d'idéalisme. Poutine est d'abord un patriote, traumatisé par la dislocation de l'empire russe qu'était l'URSS : on peut y voir un nationalisme périmé et néo-colonial, source d'impérialisme, mais Pons rappelle que la conscience impériale fait partie de l'identité russe depuis des siècles et que la perte de nombreux territoires, et avec eux de populations russes, devenues des minorités à l'étranger, a créé une humiliation profonde dans la conscience russe actuelle. Aussi l'opinion russe soutient-elle Poutine dans sa volonté inflexible de maintenir la Tchétchénie dans la Fédération de Russie ; quant au Caucase, lieu géostratégique majeur pour la puissance russe, il est perdu officiellement, mais il ne peut être question pour autant de laisser des puissances rivales ou ennemies en prendre le contrôle, ne serait-ce que pour garantir la frontière et surveiller les flux d'hydrocarbures qui y transitent. Pons rappelle donc utilement que la politique de Poutine est au fond une politique réaliste, patiente mais obstinée de rétablissement de la grandeur et de défense des intérêts stratégiques russes. Au fond, il remplit ainsi sa première mission de chef de l'Etat au sens gaulliste : l'indépendance et la sécurité nationale. Si on le lui reproche, il faut en faire autant à l'égard des Etats-Unis par exemple !

C'est pourquoi Poutine est conduit à s'opposer à l'OTAN qui tente d'encercler la Russie et de l'affaiblir. L'affaire actuelle d'Ukraine est emblématique à cet égard. Il faut être naïf pour croire aux versions «manichéennes» et unilatérales sur l'agression russe. La «révolution orange» et ses suites ne peuvent se comprendre sans activités souterraines et soutien résolu des Etats-Unis et de l'OTAN, dont l'Union européenne, avec ses offres de partenariat commercial, est la pointe avancée. Or Poutine assume l'idée d'un «étranger proche», constitué de pays longtemps intégrés à l'empire russe ou à l'URSS, des Etats qui ont vocation par la situation géographique et l'histoire à rester associés à la Russie, mais que des puissances rivales de la Russie veulent attirer dans leurs orbites. Poutine qui est tout sauf un naïf ne se laisse pas prendre aux discours officiels de ces rivaux déjà de facto ennemis. Pons rappelle d'ailleurs à la suite du juriste géopoliticien Carl Schmitt que la politique repose sur la distinction ami/ennemi et consiste d'abord à savoir reconnaître ses ennemis et à agir en conséquence. Poutine est-il le seul à penser et à agir ainsi aujourd'hui ?

Pons nuance aussi la vision du despote Poutine à l'intérieur. Autoritaire sans doute, attaché à un pouvoir fort, face aux menaces de retour du chaos et aux forces centrifuges (économiques ou politiques), c'est un chef charismatique populaire : il n'avait pas le physique pour et, complexé sans doute, cultive son image de sportif viril ; on s'en amusait mais on ne rit plus, car par discipline et volonté, Poutine a acquis une forme physique qui symbolise assez bien la stature de chef politique qui est la sienne. Si la Russie n'est peut-être pas une démocratie idéale, elle n'est pas la seule et a l'excuse d'être un régime à élections pluralistes depuis peu. On s'est ainsi souvent ému de la justice expéditive et sévère contre les «oligarques» : mais comme Pons le rappelle, ces businessmen super-riches dont les fortunes étaient récentes et d'origines douteuses étaient de piètres défenseurs du libéralisme en Russie !

Malgré les fines bouches, Pons, au fond, pense que la Russie a besoin d'une stabilisation autoritaire non-totalitaire et que l'essentiel est le respect croissant de la légalité et des droits de l'Homme. La Russie dans sa majorité d'ailleurs aspire à l'ordre sur des bases monarchiques et même soviétiques avec un homme fort au sommet. D'où le soutien mutuel que s'apportent l'Etat poutinien et l'Eglise orthodoxe : chacun représentant une part de l'identité nationale y trouve son intérêt, sans être instrumentalisé complètement par l'autre pour autant. Au fond, Poutine incarne les attentes fondamentales de la Russie de son temps : il faut donc travailler avec lui sans le diaboliser. Ce réalisme est-il plus cynique et immoral que l'habitude de l'Occident de faire la leçon au monde au nom «des valeurs» (un peu abstraites et parfois peut-être plus culturelles qu'universelles) que nos Etats ont mis des décennies voire des siècles à ériger en normes absolues ? Mais il ne s'agit pas que de relativisme culturel ; il s'agit d'honnêteté dans notre rapport avec la Russie, que nous ne devrions pas chercher à humilier en lui reprochant ce que nous feignons de ne pas voir chez certains de nos alliés les plus constants ! Surtout quand il s'agit (trop souvent) d'affaiblir la Russie sous prétexte de pieux mensonges.

Un mot pour finir. Le livre est destiné plus au grand public qu'aux spécialistes qui trouveront que cela manque parfois de densité : mais s'il ne s'agit pas d'un travail universitaire, le propos est clair et le message utile. Le lecteur attentif, s'il a quelque sympathie pour les orientations de Frédéric Pons quant à l'importance de la géopolitique dans une perspective «réaliste» et pour sa volonté de rectifier les clichés concernant Poutine, se demande parfois si l'auteur est allé au bout de sa logique et si par hasard il n'aurait pas prudemment mesuré ses propos. On sent bien que s'il cite diverses sources de tendances variées (voir la bibliographie), elles n'ont pas toutes le même poids dans son analyse.

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 02/12/2014 )
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