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Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Lafayette, héraut de la liberté
de Laurent Zecchini
Fayard 2019 /  26 €- 170.3  ffr. / 570 pages
ISBN : 978-2-213-70148-6
FORMAT : 15,5 cm × 23,5 cm

Entre deux mondes

Le «héros des deux mondes» : c’est ainsi que Gilbert du Motier, marquis de Lafayette (on dira Lafayette plus simplement) fut longtemps désigné… non sans ambiguïtés. Car l’homme qui partit se battre aux côtés des insurgés américains jusqu’à incarner à lui seul l’engagement des Européens auprès des tout jeunes États-unis, est également ce chef d’une garde nationale qui, en 1830, confisqua la révolution parisienne pour la remettre à Louis Philippe et l’installer sur son trône. Une «idole médiocre» selon Michelet, surestimé, vain et affamé de gloire. Entre ces deux opinions extrêmes, qui fut ce Lafayette salué outre Atlantique et un peu oublié sur le vieux continent ?

Partant des archives familiales, léguées à la fondation de Chambrun, ainsi que d’archives américaines, Laurent Zecchini s’engage dans la biographie d’un homme plus célébré, ou haï, que vraiment connu, un homme qui traverse plusieurs révolutions (la révolution américaine, la révolution de 1789 puis celle de 1830), et dont le destin éclaire aussi cette période complexe, humainement et politiquement. En interrogeant, au prisme des mémoires nationales, l’histoire de Lafayette, Laurent Zecchini nous transporte dans un temps plus complexe que les jugements a posteriori ne semblent le montrer.

Passons sur l’enfance d’un aristocrate, enfance campagnarde, isolée, qui se poursuit dans un collège parisien strict et aboutit, temporairement, à une alliance - un mariage en 1774, censé préparer la carrière du jeune Lafayette à Versailles… quand bien même le jeune courtisan est plutôt renfermé et maladroit. Un destin nobiliaire bien balisé en somme… que «l’appel du grand large» bouleverse. Gilbert du Motier découvre la «question américaine» en 1775 et s’y investit passionnément, se retrouvant au passage au cœur d’intrigues géopolitiques qui le dépassent. L’épisode américain est sans doute le plus important : c’est là que naît Lafayette, au contact de Washington, lequel lui confie des commandements importants (notamment l’armée de Virginie, face à lord Cornwallis). La question de ses liens (maçonniques) avec Washington et de leur influence sur sa carrière militaire est l’un des nombreux questionnements. Car Lafayette n’a guère d’expérience en quittant la France le 20 avril 1777 : ni militaire ni linguistique, et il part en dépit de son entourage, voire de Versailles. En Amérique, sa modestie plait : le récit de la rencontre avec Washington se conclut sur un grade de général et les responsabilités qui vont avec. L’aventure américaine commence. De Brandywine à Yorktown, Lafayette s’inscrit dans l’histoire américaine naissante, jusqu’à en devenir une sorte d’ambassadeur auprès de la France, où on l’envoie chercher des financements en 1782. Se pose alors la question de l’identité, du conflit entre les racines héritées, la France et la culture aristocratique, et les racines «choisies», américaines et libérales. C’est fort de cette expérience comme des convictions qu’il en a rapporté qu’il s’intéresse à l’esclavage ou à la cause populaire.

A l’horizon révolutionnaire français, Lafayette s’engage à travers l’assemblée des notables, puis l’assemblée nationale. Sur la «brèche politique», Lafayette prend la tête de la garde nationale… et découvre les limites de son mandat comme de son libéralisme en période révolutionnaire. C’est là le deuxième temps de ce destin singulier, et le moment où le naufrage menace. Face au jacobinisme, Lafayette occupe une position de plus en plus délicate, sans parvenir à préserver le roi. Fuyant une révolution qu’il ne reconnaît plus en 1792, il se rend aux armées des coalisés et entame, après d’autres, une existence de proscrit, entre l’emprisonnement (pendant cinq années) et les tentatives de retour en France.

Revenu à la terre sous l’Empire, il trouve naturellement sa place dans l’opposition libérale sous la Restauration et ne revient véritablement en grâce qu’avec 1830. Il est alors auréolé de ce titre de «héros des deux mondes», salué lors d’une tournée aux États-Unis. Dans la fin de la Restauration, Lafayette retrouve ce rôle de héraut libéral et populaire, sans les attentes qui vont avec : on le soupçonne de républicanisme, on anticipe ses foucades… Faiseur de roi en 1830, il reste une sorte de conscience libérale pour un régime qui s’embourgeoise rapidement, et continue, dans un isolement relatif, à défendre ce libéralisme (appliqué au cas polonais notamment) au sein d’une époque qui le regarde avec une distance persistante. «Ami de la liberté», c’est sans doute son titre le plus marquant… d’une amitié qui n’excluait jamais le calcul, mais demeurait sincère.

Il y a du souffle dans cette biographie qui brasse trois révolutions et autant de guerres. Lafayette, chantre d’un libéralisme à l’américaine, fut de tous les débats, et même si le personnage ne fut pas toujours à la hauteur des événements, il demeure en quelque sorte un grand témoin autant qu’un protagoniste majeur de cette période. Il fallait donc s’y attaquer, non pas sur le mode hagiographique (le «héros des deux mondes» dans toute sa splendeur) mais plutôt sous la forme d’une interrogation permanente, sur ce personnage et ses valeurs dans un monde plus que fluctuant. C’est l’angle choisi par l’auteur, qui opte pour un questionnement permanent, et par conséquent, par une prudence bienvenue, analysant d’un regard critique le style Lafayette (au prisme du style de son temps) et s’attachant à saisir, au-delà des attitudes les complexités des situations. Bien écrit et bien narrée, cette vie est passionnante, et Laurent Zecchini a su en montrer toute la richesse, humaine et intellectuelle, sans dévotion excessive. Cette biographie ne dépoussière pas, elle renouvelle la connaissance d’un personnage figé dans certaines notices de dictionnaire, ainsi que celle d’une époque. Les grands morceaux (la révolution américaine surtout, mais aussi la française) sont autant de leçons d’histoire sur le terrain.

Une excellente lecture, non seulement pour découvrir un personnage plus célèbre que connu, mais aussi son époque.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 30/09/2019 )
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