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Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Erich von Manstein - Le stratège de Hitler
de Benoît Lemay
Perrin - Tempus 2010 /  12 €- 78.6  ffr. / 762 pages
ISBN : 978-2-262-03262-3
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication en février 2006 (Perrin)

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'État dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.


Génie technique et légitimisme ordinaire de l'inventeur de la guerre éclair

Manstein fut pour ses collègues le plus grand stratège du XXe siècle, comme il l’est de l’avis des spécialistes d’histoire militaire. Le fait qu’il se soit illustré en grande partie sur le front Est explique peut-être que la littérature historique ait minimisé son rôle dans la Seconde Guerre mondiale. Il était temps de rendre son dû à celui qui fut le plus grand chef de guerre allemand de la première moitié du XXe siècle : même si sa carrière fut étroitement liée au troisième Reich, qu’il accueillit comme le salut pour l’Allemagne humiliée (comme beaucoup de militaires et de futurs résistants allemands au nazisme), Manstein fut avant tout un militaire qui n’aimait rien tant que la stratégie et dont le «génie» de spécialiste «apolitique» aurait pu servir tous les régimes. Avec cette «vraie» biographie, B. Lemay touche ainsi plusieurs sujets mêlés dans une vie, que Manstein voulait séparer dans les explications et souvenirs qu’il offrit à la postérité : relations entre État et armée, hiérarchie des devoirs, sens de la guerre, possibilité d’une éthique guerrière, etc. C’est une biographie politique au sens large qu’a réalisée Lemay.

Manstein ne serait pas devenu tel quel à nos yeux sans l’occasion que lui offrit la politique d’agressions de Hitler. Politique qu’il cautionna par «Realpolitik» et qui mena à la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ce que Hitler et ses thuriféraires tentèrent de faire croire, ce fut Manstein et non le Führer qui eut l’idée de la campagne éclair de l’ouest en mai-juin 40. Comme Lemay l’explique, il y eut bien une sorte de convergence de vues entre des intuitions originales de Hitler et le plan méthodique et profondément médité de Manstein, ce qui explique que Hitler ait été séduit et qu’il ait repris à son compte le projet visionnaire de Manstein. Par la suite, des officiers d’état-major nazis, flattant Hitler et exploitant sa mégalomanie, assurèrent que le succès de juin 40 tenait avant tout au génie du Führer, ce dont Hitler sans doute se persuada lui-même, tant il croyait à la supériorité de sa pensée par fulgurances intuitives. En fait, Hitler ne fit qu’envisager un moment l’effet de surprise de la percée par les Ardennes et la Meuse comme évitement de la ligne Maginot, alors que la réédition du plan Schlieffen de 1914 par la Belgique s’avérait trop convenue pour surprendre les Alliés. Le plan Manstein, dit du «coup de faucille», loin d’être (contrairement à ce que l’on a parfois dit, en se laissant prendre à certaines ressemblances extérieures) la répétition de celui de Schlieffen, est une machine originale à deux temps, qui doit obtenir un succès décisif stratégique rapide. C’est presque par accident que Hitler (privé de son plan initial et obligé de différer l’offensive) finit par recevoir de Manstein lui-même la «révélation» d’un plan que l’état-major, plus conservateur, jugeait ridicule. A quoi tient l’Histoire... Même alors, on ne croit pas à un écrasement rapide de la France.

Cet épisode de la mystification autour du génie de Hitler explique que le dictateur ait pu se prendre pour le plus grand génie de la guerre et imposer à tous ses conceptions stratégiques, alors qu’il avait bénéficié surtout de la compétence de brillants officiers dont il avait certes su discerner les talents. L’échec du front russe vient en partie de cet aveuglement de Hitler devant ses limites, et de la soumission de son entourage. Convaincu de son rôle historique de modernisateur de l’état-major, Hitler ne cessera, à partir des défaites de 1941, d’incriminer l’influence et la mauvaise volonté des officiers généraux formés dans les académies militaires, en vantant sa propre formation d’autodidacte visionnaire, d’artiste intuitif. Il croira trop à la supériorité psychologique des armées endoctrinées par le fanatisme politique et reprochera à ses chefs militaires leur manque de foi nazie. Manstein est, pour cette raison, après l’échec de Stalingrad, mis sur la touche, sur les conseils des dignitaires du régime : Goering (jaloux de la gloire de sa Luftwaffe), Goebbels et Himmler. Mais Hitler sans doute, tout en admirant Manstein malgré lui (Manstein est après tout un pur produit de l’Académie prussienne et un aristocrate, tout ce que le dictateur déteste et vilipende), a préféré écarter un chef fidèle mais supérieur à lui, conscient de sa valeur propre (il voulait devenir le chef des armées et convaincre Hitler de se limiter au domaine politique) et franc (il ose dire à Hitler qu’il n’est pas un gentleman).

Pourtant Manstein est un drôle de gentleman. Il approuve, selon Lemay, le ratissage anti-judéo-bolchévique en URSS et illustre la collusion de la Wehrmacht et des SS à l’est. En ce sens, Manstein aurait participé à la solution finale, dont il aurait connu par diverses sources les crimes de terrain et dans les camps. Ce qu’il nia après la guerre. C’est l’autre thème du livre : Manstein est un militaire soucieux de servir l’Etat allemand, héritier du Reich bismarckien et de la Prusse. Il refuse donc toute participation à la résistance contre Hitler en invoquant des arguments d’opportunités mais surtout le patriotisme, l’anti-communisme viscéral et le devoir d’obéissance au pouvoir politique légitime. Sur ce dernier point, il est absolument étranger aux débats sur l’illégitimité de la tyrannie nazie, qui justifient pour certains officiers généraux et maréchaux le risque de renverser en pleine guerre le gouvernement nazi et d’éliminer Hitler. Lemay rappelle que les comploteurs de 1944 cherchèrent à obtenir son soutien en lui objectant que la tradition allemande et prussienne défendait l’idée de supériorité du bien du peuple et de l’Etat sur l’obéissance inconditionnelle au chef politique.

Manstein n’ignorait pas, semble-t-il, l’existence des camps nazis, mais tout en tenant en privé Hitler pour un criminel (la femme de Manstein était en revanche une nazie convaincue), chez lui, le patriotisme et sa sécurité personnelle l’emportaient. Affichant un optimisme de volonté (la guerre n’est pas perdue aussi longtemps qu’on y croit), Manstein faisait d’ailleurs preuve d’un étrange aveuglement sur l’issue de la guerre encore en 1944 et, très intéressé par les cadeaux du Führer à ses subordonnés soumis, se faisait attribuer un domaine en Poméranie à la veille de l’occupation soviétique…

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 04/05/2010 )
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