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La Révolte des masses
de José Ortega y Gasset
Les Belles Lettres - Bibliothèque classique de la liberté 2010 /  33 €- 216.15  ffr. / 314 pages
ISBN : 978-2-251-39051-2
FORMAT : 13,5cm x 21cm

Préface de José-Luis Goyena

Traduction de Louis Parrot et Delphine Valentin


Homo Festivus (P. Muray) avant l’heure…

La Révolte des masses de José Ortega y Gasset (1883-1955) est un livre étrangement méconnu. Écrit en 1929, cet essai surprend par sa vision lucide sur ce qui arrive de nos jours. On peut d’une certaine manière le comparer à Tocqueville dans son fameux De la démocratie en Amérique (1835-1840) pour ce qui est de la critique de l’égalité et de l'analyse de la démocratie. Parmi des titres comme Méditations sur Don Quichotte (1914), Le Thème de notre temps (1923), La Déshumanisation de l'art et Idées sur le roman (1925), L'Histoire comme système (1935-1941) ou encore L'Homme et les gens (1949), l'œuvre maîtresse d'Ortega y Gasset est La Révolte des masses.

L'auteur développe ici une analyse de la crise civilisationnelle qui frappe l’Occident au début du XXe siècle. Il pense que la culture (et non seulement l'Occident) risque de périr sous la poussée et la pression d’une «invasion verticale». L'auteur n'hésite pas à parler de «barbares des temps modernes», bien plus dangereux car ils ne viennent pas de l'extérieur mais de l'intérieur. Pourquoi ? Qui sont ces barbares ? Il s'agit de «l'homme-masse». En cela sa pensée est à rapprocher de celle d’un Philippe Muray ou d'un Jean Baudrillard pour ne citer que ces deux penseurs contemporains.

«Sur toute la surface de l'Occident triomphe aujourd'hui une forme d'homogénéité qui menace de consumer ce trésor. Partout l'homme-masse a surgi — l'homme-masse dont ce livre s'occupe — un type d'homme hâtivement bâti, monté sur quelques pauvres abstractions et qui pour cela se retrouve identique d'un bout à l'autre de l'Europe. C'est à lui qu'est dû le morne aspect, l'étouffante monotonie que prend la vie dans tout le continent. Cet homme-masse, c'est l'homme vidé au préalable de sa propre histoire, sans entrailles de passé, et qui, par cela même, est docile à toutes les disciplines dites «internationales». Plutôt qu'un homme c'est une carapace d'homme, faite de simples idola fori. Il lui manque un «dedans», une intimité inexorablement, inaliénablement sienne, un moi irrévocable. Il est donc toujours en disponibilité pour feindre qu'il est ceci ou cela. Il n'a que des appétits ; il ne se suppose que des droits ; il ne se croit pas d'obligations. C'est l'homme sans la noblesse qui oblige — sine nobililate — le snob».

On pense aussi à Nietzsche dans cette critique de la perte d’humanité de l’homme dans l'avènement d'un certain type de civilisation. Cette période peut ainsi être vue comme le début du processus même de ''décivilisation''.

La métaphore utilisée est celle où la scène du monde, à l'égal d'une pièce de théâtre, serait envahie par les spectateurs, voulant tous jouer un rôle, interrompant l'action, tenant à changer les enjeux dramatiques ou la fin, voulant être à la fois spectateurs et auteurs pour réécrire selon leurs desiderata. Résultat, une inflation de l'ego, plus de pièce, plus d'art, que des revendications, plus de théâtre face à l'exigence de droits, qui n'est qu'un narcissisme déguisé en humanisme. «Brusquement, la foule est devenue visible, s'est installée aux places de choix de la société. Autrefois, si elle existait, elle passait inaperçue au fond de la scène sociale. Aujourd'hui, elle s'est avancée vers la rampe ; elle est devenue le personnage principal. Les protagonistes ont disparu ; il n'y a plus maintenant que le chœur», écrit l'auteur.

On mesure la portée critique encore tout à fait contemporaine de la pensée d'Ortega y Gasset. La téléréalité est déjà là, d’une certaine façon. Ces «barbares» ne ressentent pas la nécessité d’apprendre, de connaître, de comprendre, de se cultiver. Et de fait, pour Ortega y Gasset, la culture est en danger. Non seulement la culture mais la civilisation elle-même, à cause de ce manque de distance, cette hyperproximité, dans cette folie de la transparence qui gagne chacun. Ceux qui, pour l’auteur, appartiennent à ces masses incultes critiquent toutes les valeurs de l’Occident leur ayant permis d’accéder à un niveau de vie élevé, et semblent prêts à se retourner contre cette civilisation.

Pour l'auteur, il ne s'agit nullement de faire de la politique car le problème est d'abord métaphysique  : «Ni ce livre, ni moi nous ne faisons de politique. Le sujet dont je parle ici est antérieur à la politique ; il est dans le sous-sol de la politique. Mon travail est un labeur obscur et souterrain de mine. La mission de celui qu'on a nommé «l'intellectuel» est en un certain sens opposée à celle du politicien. L'œuvre de l'intellectuel aspire — souvent en vain — à éclaircir un peu les choses, tandis que celle du politicien consiste souvent à les rendre plus confuses. Être de gauche ou être de droite c'est choisir une des innombrables manières qui s'offrent à l'homme d'être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d'hémiplégie morale». Il serait ainsi totalement erroné de classer cet auteur comme progressiste ou réactionnaire, en suivant une ligne de partage politique trop manichéenne.

Ortega y Gasset revient aussi longuement sur la notion de foule. La démultiplication des droits expliquerait la prétention de l'«homme-masse» à vivre bien mais sans effort, voire sans éducation. «Aujourd'hui nous assistons au triomphe d'une hyper-démocratie dans laquelle la masse agit directement sans loi, imposant ses aspirations et ses goûts au moyen de pressions matérielles. Ce serait mal interpréter les situations nouvelles que de croire que la masse s'est lassée de la politique et en a confié la direction à certains individus. Bien au contraire. C'était ce qui se passait auparavant. C'était la démocratie libérale. La masse estimait que, tout compte fait, les minorités de politiciens, en dépit de leurs défauts et de leurs tares, s'entendaient un peu mieux qu'elle aux problèmes publics. Aujourd'hui, au contraire, les masses croient qu'elles ont le droit d'imposer et de donner force de loi à leurs lieux communs de café et de réunions publiques».

Ses analyses sur le culte de la jeunesse, la vitesse, l'Europe, le libéralisme face aux dangers de l'état totalitaire et de la démocratie (qui se ronge elle-même) demeurent encore aujourd'hui incroyablement pénétrantes, à une époque où la revendication de la différence masque souvent beaucoup de banalité et de trivialité. Avant même le règne de la société de consommation ou de la civilisation du loisir, Ortega y Gasset, et d’autres avant lui, avaient deviné ce processus et ses dangers.

Car cet ''homme-masse'' n’a qu’une idée en tête, la promotion de son ego, de ses «droits», la libre expansion de ses désirs vitaux, de sa personne. Ce n’est nullement une émancipation mais une nouvelle aliénation, en fait bien plus terrible. Au fond, cet ''homme-masse'' se croit parfait, transparent, sans limites, évitant toute contrainte, égal à tous et à personne, sans maître, n'obéissant qu'à ses désirs, ses impulsions et à ses pulsions. Il n’a de référence que lui-même, tourné en boucle sur ses désirs. Il est auto-construit et auto-référencé. Cet homme, selon Ortaga y Gasset, est médiocre à force d'être soi-disant «lui-même», une publicité ambulante en somme. Tout passe par son ressenti. Il n'y a plus de dialectique. Lui qui critique tant les aristocrates en est devenu un à son insu, sans marque ouverte d'aristocratie, une aristocratie dissoute dans la banalité, dans l'immanence, dans l'égalité. Il lui a suffi de naître et c’est tout, pour reprendre le mot de Beaumarchais (Le Mariage de Figaro). Et ceux qui résiste à cet été de fait se verront excommuniés.

«Avoir une idée, c'est croire qu'on en possède les raisons, et partant, croire qu'il existe une raison, un monde de vérité intelligibles. Penser, se faire une opinion revient donc à en appeler à cette instance supérieure, à s'en remettre à elle, à accepter son code et sa sentence et à croire par conséquent, que la forme la plus élevée des relations humaines est le dialogue ; c'est en effet par le dialogue que l'on discute les raisons de nos idées. Mais l'homme-masse se sentirait perdu s'il acceptait la discussion ; aussi, instinctivement, refuse-t-il l'obligation de s'en remettre à ce tribunal suprême qui se trouve en dehors de lui. Ainsi la nouveauté, en Europe, est d'«en finir avec la discussion», et l'on répudie toute forme de communauté qui impliquerait en elle-même l'acceptation de normes objectives, et cela depuis les conversations jusqu'aux Parlements en passant par la science. C'est-à-dire qu'on renonce à une communauté de culture, qui est une communauté soumise à des normes, et que l'on retourne à la communauté barbare. On supprime toutes les formalités normales et l'on impose directement ce que l'on désire. L'hermétisme de l'âme qui, comme nous l'avons vu plus haut, pousse la masse à intervenir dans la totalité de la vie publique, l'entraîne aussi, inexorablement, à un procédé unique d'intervention : l'action directe».

Ortega y Gasset est à rapprocher aussi d'Aldous Huxley et Le Meilleur des mondes. On peut saluer aujourd'hui sa clairvoyance, un siècle plus tard, alors que la globalisation et l’avènement de l’hyperdémocratie ont imposé l’immanence à la transcendance, l’horizontalité à la verticalité, et que cette ''émancipation'' de l'individu n’est au fond qu’une nouvelle manière de l’aliéner par un processus consumérisme. Victoire de ce que l’on appelle à présent le post-modernisme.

Un livre phare.

Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 05/04/2011 )
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