L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Science Politique  

Laïcité 1905-2005 - entre passion et raison
de Jean Baubérot
Seuil - La couleur des idées 2004 /  21 €- 137.55  ffr. / 280 pages
ISBN : 2-02-063741-3
FORMAT : 14x21 cm

L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998)ou Comte (Les Belles Lettres, 2000).

Laïcité : suite

Sociologue et historien de la laïcité, Jean Baubérot s’est singularisé au sein de la commission Stasi de 2003 en s’opposant à une loi stigmatisante sur le port des signes religieux. Ce livre, destiné aux «lecteurs citoyens» ainsi qu’aux «lecteurs spécialistes» (p.11) est autant un essai engagé qu’un ouvrage de chercheur. L’auteur annonce qu’il prendra ses distances avec nombre d’idées reçues, et conclut par une attaque en règle contre le «conformisme néo-clérical de l’esprit commun» (p.271).

Baubérot réinvestit dans ce livre sa théorie des trois «seuils de laïcisation». Sous l’Ancien Régime, il existait un devoir de l’Etat et des obligations de l’individu à l’égard de la religion. Sous l’Etat républicain émancipateur, la religion cesse d’être une institution symboliquement englobante, puis, avec le Concordat, l’obligation individuelle s’estompe, et la religion passe sous la dépendance de l’Etat. Les lois laïques (années 1880) et les lois de séparation (1905-1907) constituent un deuxième seuil en expulsant la religion hors des institutions sociales. L’Etat démocratique protecteur assure l’exercice de la liberté de conscience et de culte dans le cadre d’institutions sécularisées. Le troisième seuil débute, dans l’élan de mai 68, par la contestation d’un Etat devenu «gestionnaire et régulateur» (p.104) : en bref, «les institutions séculières cessent d’apparaître morales par elles-mêmes» (p.67). La loi sur l’IVG marque la transition. Significative d’une dissociation des normes religieuses et de la législation civile, elle traduit le rôle actif des femmes dans une laïcité en marche, illustré de nos jours par les jeunes maghrébines, «musulmanes citoyennes».

Le retrait du religieux des instances de socialisation s’accompagne en sens inverse d’un processus de laïcisation de deux institutions incarnant chacune une forme d’autorité : l’école et la médecine. L’histoire comparée de ces deux institutions montre que le transfert des normes du monde surnaturel vers la science et ses pratiques codifiées s’effectue dans la même séquence. Aux lois de Jules Ferry sur l’obligation scolaire et la gratuité (années 1880) font écho, dans le domaine de la santé, la loi de 1892 qui renforce le monopole médical sur la guérison, celle de 1893 sur l’assistance médicale gratuite, et celle de 1902 rendant obligatoire la vaccination antivariolique. Vers 1970, école et médecine tombent pareillement sous le coup porté aux «appareils idéologiques d’Etat» - pour reprendre une formulation althussérienne – puis subissent, comme on le constate ces dernières années, la même crise de confiance.

Pour autant l’Etat laïque n’est pas exempt d’une réappropriation symbolique du politique. C’est ici que l’ouvrage prend un tour plus engagé. Dans des pages polémiques, Baubérot dévoile les stratégies d’évitement par lesquelles, d’après lui, l’historien Claude Nicolet aurait contourné le problème d’une république à géométrie variable, notamment en minimisant les éléments de religion civile qui imprègnent une laïcité de combat bien représentée par Paul Bert ou par Emile Combes. Baubérot dénonce (comme beaucoup d’autres avant lui, en réalité) la sacralisation de la patrie des droits de l’homme comme l’hypocrisie d’un régime qui pratiqua pendant longtemps d’incroyables discriminations à l’égard des femmes et des indigènes (par exemple en Algérie). Or c’est l’esprit de la laïcité qui est en jeu dans cette illusion idéologique, car l’absolutisme laïque est évidemment un mythe. Si des voix se sont élevées pour exiger de «laïciser la Laïque», c’est que la laïcité a été dès le début une sorte de compromis. En outre, le catholicisme n’a pas été relégué, après 1905, dans la sphère privée ; il a participé à la sphère publique sous une autre forme, non plus institutionnelle, mais associative, conforme à de nouveaux modes d’organisation (les JOC par exemple) et à l’individualisation des croyances (ou liberté assumée dans les choix de vie).

L’histoire ne doit-elle pas nous inciter à rompre avec notre arrogance universaliste ? L’universel, explique Baubérot, n’est l’apanage d’aucune entité nationalement enracinée, il s’élabore ou peut se construire dynamiquement à partir d’éléments culturellement diversifiés. D’où le choix d’un pluralisme assumé et d’une laïcité d’inclusion. En 1903, en plein combisme, les cantines d’écoles reçurent la consigne de servir du poisson chaque vendredi… N’y a-t-il pas place aujourd’hui pour «l’accommodement raisonnable» qui permettrait d’écarter les «discriminations indirectes» ? La laïcité crispée engendre des effets indésirables suivant ses propres principes, ce que l’auteur explique dans des termes qui rappellent la notion de «différend» chez Lyotard : «Une règle ou une loi, en apparence neutre, qui s’applique à tous de la même façon, peut produire un effet discriminatoire non intentionnel en étant implicitement imprégnée par la culture dominante ou appliquée selon des habitudes non critiquées» (p.238). Celui à qui l’on demande de renoncer à toute affirmation identitaire dans l’espace public est bien souvent renvoyé à son appartenance communautaire dans la pratique sociale. Un même mécanisme, une même logique culturelle désavantage la minorité, qu’il s’agisse des juifs au XVIIIe siècle ou des musulmans aujourd’hui, qui ont bien du mal, selon l’auteur, à obtenir, malgré leur nombre, les dérogations généreusement octroyées aux Alsaciens et aux Mosellans par la République «une et indivisible». Notons que cette problématique, qui ne fait ici l’objet d’aucune discussion, reste critiquable du fait que le rattachement à la France de l’Alsace-Moselle ne procédait pas d’un choix délibéré de la part des habitants.

Face à ce problème d’intégration, Baubérot accueille avec sympathie la théorie libérale de la «citoyenneté multiculturelle» de Will Kymlicka, fondée sur la distinction entre les revendications oppressives pour une fraction interne du groupe et la demande de protection adressée à la société par le groupe dans son ensemble. «Même si l’application n’est pas toujours aisée, ce critère de tri permet de sortir du dilemme que constituent soit la référence à un universalisme, en fait autocentré et dominateur, soit l’acceptation différentialiste, dans une logique d’équivalence de tous les particularismes (sans se poser la question des valeurs). Il deviendrait alors possible de dépasser le dilemme entre un être humain qui devrait faire abstraction de toute identité pour accéder à l’universel et un individu assujetti à une identité de groupe» (p.162). Baubérot parle ailleurs d’une «acclimatation mutuelle» qui pourrait s’opérer en évitant «le double écueil de la stigmatisation et de l’angélisme» (Le Monde, 03/01/04).

On peut se demander si cette orientation, dont la formule reste très générale, ne conduirait pas à infléchir la laïcité vers un modèle anglo-saxon et «protestant» de «tolérance civile». Si Baubérot reproche à Nicolet d’être discret sur le thème de la profession de foi républicaine, on peut le soupçonner à son tour d’éviter (dans ce livre) le vocabulaire libéral et «communautarien». Son insistance à souligner que la laïcité n’est pas une «exception française» s’accorde peut-être ainsi avec son interprétation critique de Nicolet. En effet, lorsque Nicolet présente la formule indissociable «les droits de l’homme et du citoyen» comme un trait du système français, il ne fait que cautionner l’idée (ailleurs défendue par D. Schnapper) selon laquelle c’est dans la forme de la citoyenneté, et non dans une harmonisation pragmatique des différences, que sont censés se réaliser les droits fondamentaux de l’être humain, ce qui implique un privilège de l’existence «de droit» sur les données factuelles. Que le citoyen soit une fiction, c’est la forme même du politique qui l’exige : on ne pense vraiment le politique que sur un mode fictionnel - et la théorie du contrat social est là pour nous le rappeler. Est-ce donc ce dont Baubérot veut prendre congé ? Ne reconduit-il pas finalement la critique marxiste de «l’idéologie dominante» et du «formalisme» (déjà présente dans la critique hégélienne de Kant) ? Mais comment ne pas voir alors que son analyse ne va pas au-delà d’une sémiologie politique elle-même assez formelle ?

Si l’on veut envisager des solutions à la crise de l’école laïque, il semble falloir les chercher dans le système de valeurs dont la laïcité doit se doter si elle ne souhaite pas demeurer une laïcité de refus, un «no god’s land» (Régis Debray). Que met-on sous l’idée de construction pluraliste de l’universel ? S’agit-il de reconduire un universel abstrait (les droits de l’homme, la dignité de l’individu) à travers des expériences culturellement diverses qui pointent dans cette direction ? Alors la laïcité actuellement pratiquée ne semble pas s’y opposer, au contraire. Et l’on s’étonne de lire (p.265) que les convictions ne peuvent légalement s’épanouir, aujourd’hui, que dans la sphère privée ; car l’auteur n’ignore point que la neutralité dans l’enseignement public n’est requise que pour son personnel tandis que les élèves ont le droit, eux, d’exprimer leur convictions dans la limite du respect d’autrui, la loi interdisant naturellement le prosélytisme et l’intimidation. Ou bien s’agit-il de recentrer l’universalité sur des réalités concrètes pensées et vécues comme universelles à partir de repérages socio-historiques communs (la science, l’art, les religions, comme productions d’un cogito collectif à l’échelle planétaire) ?

Selon nous, il ne suffit pas de lever la fausse opposition entre laïcité figée et identités conflictuelles. Encore faut-il trancher le dilemme, celui-ci bien réel, entre l’universalisme abstrait, de type individualiste et «juridique», et l’universalisme concret, qui implique un dépassement de la problématique des droits (et des revendications minoritaires) vers une adhésion à des valeurs «sensibles» - et pourquoi ne pas dire à des «croyances» - ancrées dans l’histoire de l’humanité et transmissibles sous la forme d’une anthropologie de la connaissance ou d’une histoire comparative et raisonnée qui n’abolit évidemment pas les différences identitaires à leurs échelles respectives.

Par rapport à des travaux plus «académiques», ce livre permet de comprendre, sauf erreur de notre part, la signification personnelle que revêt potentiellement cet outil historiographique que Baubérot nomme «seuil de laïcisation». La revitalisation périodique de la laïcité est à la fois un fait historique et une nécessité pour les politiques présentes et à venir.

Cela dit, la lecture du livre ne laisse pas une impression d’ensemble bien claire. Les va-et-vient sans transition entre passé et présent - composition apparemment volontaire - brouillent l’argumentation, s’il y en a une, et le tout ressemble à un bricolage, à une compilation de notes de cours, de fiches de lectures et de remarques personnelles, où les redites attestent un défaut de construction. Isolément, en revanche, les analyses sont très réussies, comme dans les ouvrages antérieurs (notamment La Morale laïque contre l’Ordre moral, 1997). Du Tour de la France par deux enfants, à Star Academy, en passant par les textes législatifs, Baubérot a le don de traquer le détail révélateur, en apparence anodin, pour le rapporter à un contexte ou à une logique sous-jacente qui s’en trouve aussitôt éclairée ; de là son attention scrupuleuse aux éléments lexicographiques et aux variantes éditoriales. L’érudition n’y est jamais pesante et la bibliographie à laquelle le lecteur est à chaque page renvoyé - quoique sélective, l’auteur s’en excuse -, a le mérite de donner une visibilité à des publications trop méconnues et à des travaux d’étudiants. Enfin, on se laisse séduire par cette écriture vivante et pleine d’humour (agrémentée d’allusions à Evelyne Thomas, Brassens et Astérix) qui résiste joyeusement, s’il était besoin, à la morgue d’«un moderne Savonarole» (p.271).

Laurent Fedi
( Mis en ligne le 19/11/2004 )
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