L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Science Politique  

La Laïcité - Actualité et histoire d’une idée
de Bernard Jolibert
Editions modulaires européennes - Sociologie 2005 /  20 €- 131  ffr. / 218 pages
ISBN : 2-930342-54-4

L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998)ou Comte (Les Belles Lettres, 2000).

Laïcité, suite... et suite encore

Sur fond de crise du modèle universaliste, le centenaire de la loi de séparation suscite une profusion de publications de niveau inégal sur le thème de la laïcité. Cet ouvrage de vulgarisation ne fait que synthétiser plus ou moins utilement les repères historiques et éléments de définition déjà disponibles chez Jean Baubérot, Henri Pena-Ruiz, Guy Haarscher, Emile Poulat, Jacqueline Costa-Lascoux, Pierre Kahn, etc.

Le survol historique restitue les grandes étapes : Edit de Nantes, Constitution civile du clergé, Concordat, loi Falloux, Syllabus, réformes républicaines, loi de 1905, avis du Conseil d’Etat de 1989, loi de mars 2004... La réforme scolaire de Jules Ferry fait l’objet d’un commentaire qui évoque le contexte de lutte entre les partisans de l’Etat neutre et les catholiques intransigeants, une lutte ouverte qui a fait surgir un anticléricalisme radical éloigné de l’anticléricalisme gallican traditionnel.

Ce bref historique n’est pas toujours à la hauteur des attentes. D’une part, un petit ouvrage destiné a priori aux étudiants doit fournir des informations plus précises. Quelles sont les dispositions exactes contenues dans la fameuse loi Falloux ? Quand et pourquoi le Vatican dénonça-t-il le Concordat de Fontainebleau ? Comment les édifices catholiques ont-ils pu devenir propriété de l’Etat, des départements et des communes (en 1907-1908 et non en 1905) ? D’autre part, l’exposé n’échappe pas toujours aux simplifications. Certes, la volonté pragmatique de Jules Ferry de ne pas heurter les susceptibilités religieuses est clairement démontrée (cette prudence a même eu des conséquences, que l’auteur ne cite pas, sur la censure des professeurs «engagés», entre 1885 et 1900). Mais la vision de deux camps s’affrontant à coup d’arguments massifs est réductrice. Paul Janet, Emile Beaussire, Jules Simon, entre autres intellectuels ou parlementaires modérés issus du spiritualisme de Victor Cousin et de la pensée libérale, étaient acquis aux idéaux de la Révolution et partageaient le souci de sécularisation de J. Ferry, mais s’opposaient à une neutralité absolue, considérant le christianisme comme le véhicule d’un message moral universaliste et populaire qu’on ne pouvait abandonner sans créer un vide préjudiciable.

Il faut donc rappeler que le thème des «devoirs envers Dieu» ne fut pas seulement le cheval de bataille des «ultras» (p.59), mais un amendement déposé au Sénat par le centriste Jules Simon, franc-maçon, jugé trop à gauche par le président Mac-Mahon ! Et rappeler que ces «devoirs envers Dieu», exclus par J. Ferry du texte de la loi, furent validés par le Conseil supérieur de l’instruction publique sur la base d’un rapport rédigé par Paul Janet. Cette précision permet de nuancer le parallélisme que B. Jolibert veut suggérer entre le contexte de l’époque et les enjeux actuels (voir le passage sur l’Opus Déi, suspecté de secrètes combinaisons…). Car s’il est vrai qu’on peut détecter ici ou là des prétentions de type théologico-politique soit de la part des musulmans, soit de la part des chrétiens - comme l’auteur le martèle - il ne faudrait pas oublier que, aujourd’hui encore, certaines critiques de la laïcité à la française viennent des démocrates libéraux acquis à «l’ère de l’individu» et aux valeurs de la société moderne, partisans de la tolérance et de l’ouverture, ce qui veut dire qu’il y a là un débat démocratique interne à prendre en considération.

Actuellement, la laïcité est plus fréquemment remise en question que la sécularisation. La sécularisation, explique l’auteur, est un fait social commun aux pays européens, qui implique de la part des religions la reconnaissance d’un pouvoir civil indépendant, tandis que la laïcité «demande qu’on en reste à un modèle idéal strictement humain de la société» (p.92). Définition qu’il affine dans la conclusion : «Le concept de laïcité n’est autre que l’affirmation de la primauté de l’universel sur le général, c’est-à-dire de l’individuel sur le particulier» (p.173). On reconnaît là le partage entre l’espace public et la société civile, qui caractérise assez bien la citoyenneté française. Mais on s’attendait ici à ce que soit posée la question du multiculturalisme.

En effet, la situation actuelle n’est pas tout à fait comparable à celle des années 1900, dans la mesure où ce ne sont pas tant les cultes qui posent problème à la sphère publique que les individus, avec leurs affirmations identitaires. Aussi faut-il rappeler que l’islam des jeunes n’est pas l’islam des grands-parents immigrés mais une recomposition de l’identité culturelle à la fois réactive et individualisante. Pourquoi avoir contourné cet enjeu dans un livre sur «l’actualité» de la laïcité ? Qui plus est, l’opposition manichéenne entre la laïcité et les ambitions théologico-politiques – comme si le débat se bornait à ce face-à-face - occulte un problème de fond qui travaille la conscience religieuse (notamment chez les jeunes musulmanes) : au regard de la foi, la liberté de conscience, sous la forme du doute ou du libre choix, est un moment qu’il faut apprendre à dépasser, car le rapport à la vérité impliqué dans la croyance entraîne la conviction d’une dissymétrie entre cette croyance même et le choix possible d’une autre croyance. Conséquence notifiée par tous les penseurs religieux, et qui ne mène pas automatiquement à l’intolérance, vu que la foi ne peut se vivre - comme ceux-ci l’affirment également - que sur le mode d’un consentement personnel.

Le chapitre sur les sectes illustre – on serait tenté de dire : schématise - la résistance de la liberté de conscience contre les assauts de l’obscurantisme et du fanatisme. On se croirait revenu au temps de Voltaire, Diderot et Condorcet… Soit, les charlatans des rayonnements psycho-socio-écolo-relaxants diffusent leur publicité jusque dans les couloirs des IUFM (profitant peut-être d’un terrain préparé par certaines «sciences» de la communication…). On pourrait aussi mentionner les satanistes, plus dangereux pour la jeunesse, peut-être, que les très fantaisistes raëliens, dont le gourou s’appelle en réalité Claude Vorhilon et non Claude Vinson (sic., p.125). Mais enfin… l’Education nationale a tant d’autres défis à relever ! Le chapitre sur le consumérisme n’est guère plus percutant. Qui n’avait remarqué que les marques de basket ont plus d’importance pour la majorité des ados que le culte de Zoroastre (p.145) ? Mais où est la solution proposée ? Difficile de voir autre chose dans ces déclamations que des poncifs du politiquement correct. Les dérives ici dénoncées témoignent à coup sûr d’un vide à la faveur duquel les escrocs en tous genres tentent leur chance. Faut-il se demander comme B. Jolibert «si la violence et les incivilités sont le résultat d’un affaiblissement du religieux dans la formation des hommes ou au contraire d’un affaiblissement de la transmission des vertus qui définissent l’idéal humaniste laïque» (p.161) ? La question restera probablement sans réponse si on la pose en termes aussi dualistes, étant donné que les comportements anomiques, à distinguer des violences transgressives, sont largement imputables à des facteurs multiples et profonds qui sont de ceux qui ont miné à la fois les traditions religieuses et les valeurs de l’école.

A cet égard, on trouvera intéressante la proposition de René Nouailhat qui voudrait que l’enseignement du fait religieux donne aux élèves un accès à «l’expérience humaine qui habite le fait religieux» (cité p.155). B. Jolibert lui objecte que l’enseignement laïque du fait religieux exige une objectivation historique, une position d’extériorité forcément réductrice par rapport à la vie spirituelle, mais nécessaire. Derrière cette objection, on devine un présupposé : l’instruction serait du côté de la raison, à l’exclusion de la sensibilité ; elle consisterait à expliquer plutôt qu’à comprendre. Rappelons que telle n’était pas l’opinion des artisans de l’école laïque, qui considéraient au contraire le culte du beau, du bien et du vrai comme une forme du sentiment religieux (célèbre formule de Buisson). Et l’école n’a-t-elle pas encore pour mission d’élever les cerveaux aux productions supra-individuelles qui témoignent en acte de la grandeur de l’esprit humain, qu’elles soient religieuses ou autres, par exemple musicales ? Que peut-il saisir d’un chant grégorien, celui qui ne fait pas l’effort d’empathie religieuse pendant le temps de l’écoute ? Que peut-il voir dans le Retable d’Issenheim, celui qui reste par principe impénétrable à la dimension tragique du christianisme ? Il y a une initiation à la sensibilité religieuse qui est donatrice de sens, et il existe aussi une clôture rationaliste qui verrouille l’accès aux autres manifestations de la vie de l’esprit. La laïcité n’a jamais eu pour but de faire barrage à toute religiosité quelle qu’elle soit. Sa finalité est de garantir la liberté de conscience et le pluralisme. Cherchons dans l’alternative précédente ce qui est le plus approprié à ce but.

Ce sont là des questions dérangeantes mais certainement intéressantes, qui pourraient faire l’objet d’un travail d’un autre style. Néanmoins, l’étudiant pourra tirer profit, à un niveau documentaire, de la revue des pays européens (Hollande, Allemagne, Suisse, Belgique, Danemark, Autriche, Grèce, Norvège, Espagne, Italie, Portugal, Espagne, Grande-Bretagne, Irlande, Pologne, Slovaquie) encadrés par la Turquie et le cas particulier de l’Alsace-Moselle. Ces données, rarement réunies et mises à jour, donnent une vue d’ensemble utile pour comprendre la difficulté d’une harmonisation européenne. Chaque pays illustre en effet un cas différent de relation entre l’Etat et les Eglises, le traitement de l’islam étant lui-même variable. Cette liste rappelle aussi que la France fut précédée dans son entreprise de laïcisation par d’autres nations, la Hollande et l’Italie notamment, pour certains dispositifs particuliers qui ont pu évoluer par la suite.

Laurent Fedi
( Mis en ligne le 16/11/2005 )
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