L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Science Politique  

L'Avènement de la démocratie - Tome I & II
de Marcel Gauchet
Gallimard - Bibliothèque des Sciences humaines 2007 / 

- Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie. T.I. La révolution moderne, Gallimard, Nov. 2007, 206 p., 18.50 €, ISBN : 978-2-07-078615-2.

- Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie. T.II. La crise du libéralisme, 1880-1914, Gallimard, Nov. 2007, 309 p., 21.50 €, ISBN : 978-2-07-078616-9.

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.


La comédie de la démocratie ?

Marcel Gauchet est un historien et philosophe français, directeur d’études à l’EHESS, au Centre de recherches politiques Raymond Aron et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Il fait partie avec Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Pierre Clastres, François Furet, Pierre Manent, Pierre Rosanvallon et d'autres de ces penseurs importants qui se sont penchés sur la démocratie.

Son nouvel essai, <>L'Avènement de la démocratie, en quatre volumes dont voici les deux premiers (La Révolution moderne et La Crise du libéralisme), se situe dans la perspective de ses précédents ouvrages - Le Désenchantement du monde (1985), La Démocratie contre elle-même (2002) - : une histoire philosophique et une théorie de la démocratie. Un projet ambitieux que celui de saisir à travers cette généalogie l'anamnèse de l'état de trouble que subit la démocratie. On le sait, celle-ci a du plomb dans l'aile, se dissolvant actuellement dans le néo-libéralisme. Étonnant paradoxe s'il en est...

Le projet de Marcel Gauchet est clair même si, parfois, son propos est un peu abstrait. Il identifie la démocratie à la modernité : sortie de la religion par scepticisme, délégitimation et désacralisation. Mais alors que ce qu'on appelle démocratie est admis partout comme un régime incontesté, elle est peut-être vouée à disparaître. Une démocratie vidée de sens par sa victoire même qui lui a retiré tout adversaire. "Le foyer du trouble est dans le ressort de la victoire, c'est ce qui rend la situation si confuse", écrit-il subtilement. D'où le retour aux sources qu'opère Marcel Gauchet pour comprendre, et cette victoire de la démocratie, et les racines du malaise qui l'étreint. A partir du moment où l'émancipation de la scène publique est acquise par rapport au religieux, avec la consécration du suffrage universel, la démocratie est en passe d'être escamotée par ses propres défenseurs.

La visée de Marcel Gauchet est toujours aussi englobante. Le premier volume reprend en quelque sorte ce qu'il analysait dans Le Désenchantement du monde, c'est-à-dire l'histoire tout d'abord du processus de sécularisation à l'œuvre en Occident, ce passage du religieux au politique. Il est assez piquant de constater, selon Marcel Gauchet, que le christianisme est «la religion de la sortie de la religion», c'est-à-dire une religion qui contient en elle la dynamique de sécularisation. Mais cette sécularisation n'ira pas non plus sans autres idoles (le progrès, la science, le peuple) qui reconduiront, ironiquement, la forme de la croyance religieuse, idoles qui se déferont par la suite à grand fracas.

Marcel Gauchet démarre son analyse vers 1500 et s'arrête vers 1900, balayant de sa plume la révolution religieuse du XVIe siècle, la révolution scientifique, les révolutions politiques, la révolution industrielle... ce qui aboutira à la révolution de l'autonomie. Il identifie trois vecteurs de cette sécularisation, celui du politique (état-nation) avec ses théoriciens (Machiavel et Bodin), celui du droit (droits de l'Homme avec Hobbes, Locke puis Rousseau qui conceptualisent l’affirmation de l’individu comme principe constitutif de toute légitimité), et enfin celui de l'histoire avec Hegel, d'où découle l’idée d’une société civile autoproduite et autorégulée. C'est de cet arrachement méthodique à l'étreinte sacrale que procède la démocratie Moderne, démocratie qui, certes, prend en compte l'exercice des droits individuels, mais oublie l'exigence de maîtrise collective qu'elle comporte. Pour Marcel Gauchet, ce n'est qu'une crise de croissance provoquée par l'approfondissement de son essence et le développement de ses différentes dimensions.

Le second volume, mieux écrit et plus vivant, commence par une analyse de l'œuvre de Nietzsche avec sa critique de la perte et de l'inversion des valeurs tout autant que sa théorie du surhomme. Référence logique pour Marcel Gauchet car Nietzsche avait effectivement bien vu cette vague du démocratisme qui allait anéantir l'Individu. Prophète, il annonce des philosophes comme Henri Bergson, Edmond Husserl, Martin Heidegger qui poursuivront l'analyse de la crise que traversent nos sociétés. Cette second partie étudie avec brio cette période charnière, 1880-1914, tant au niveau des découvertes technologiques que des idéologies. Période où tout bascule et où tout ce qui était en gestation prend forme et se déverse brusquement en quelque sorte. Les oligarchies représentatives sont amenées à s'ouvrir à la voix des masses. Le libéralisme démocratisé de la monarchie britannique converge avec la démocratie républicaine à l'américaine et à la française. Ce sont les trois creusets exemplaires où s'amorce la synthèse de la liberté libérale et de la souveraineté démocratique. L'analyse de cette période permet ainsi de comprendre les fondements de la démocratie libérale, associant régime représentatif et suffrage universel.

Il s'agit néanmoins d'une crise profonde, crise de l'historicité, "crise de la gouvernabilité du devenir" selon l'auteur. L'essai montre que c'est là que se noue la démocratie moderne comme "régime mixte". Cependant, et Marcel Gauchet l'indique bien, cette sécularisation ou cette sortie du religieux embraye sur les tragédies effroyables du XXe siècle qui sont analysées comme des réponses à la première «crise de croissance» des nouvelles démocraties libérales. Une première mondialisation en quelque sorte ; comme le disait Nietzsche : "Le temps vient où le combat pour la souveraineté planétaire sera livré." Nous y voilà. Nous passons d'une société de l'ordre à une société de l'organisation ou comme dit l'auteur lui-même le "passage de l'ordre social à la société d'organisation", le premier obéissant de l'extérieur à la cohérence d'un ordre supérieur prédéterminé, limitant la liberté des individus, et le second obéissant de l'intérieur, permettant à chaque unité collective autoconstituée de poursuivre ses buts mais sans se préoccuper de la cohérence de l'ensemble.

Débute de la sorte l’âge des organisations (firmes, travail à la chaîne, associations, syndicats, partis), un "monde sans maîtres", et il est étonnant à cet égard que Marcel Gauchet fasse si peu de cas de Karl Marx ou d'Adam Smith. Étonnante impasse historique quand on sait l'impact qu'ils vont réellement avoir au niveau des idées, et qui dessert plus qu'il n'avantage le livre de Marcel Gauchet même si ce dernier préfère une approche plus philosophique et politique qu'économique. On peut aussi être sceptique envers cette idée de la sortie du religieux comme unique cause de la crise des démocraties libérales.

A part cela, on comprend sans peine le hiatus qui se dessine entre société civile et État, et la lutte de la première contre le second, intérêts privés contre intérêts publics. Nous assistons à une perte de l'autorité, de la tradition et du passé à travers cette "déthéologisation de l’histoire", une valorisation d’un présent absolutisé. Si le statut de l’État devient plus fragile, si les régimes parlementaires s’imposent, surgit de l'autre côté un antiparlementarisme virulent. Ce discrédit prend place dans une politique de plus en plus sociale conjointe au développement d'une résurgence politique et interventionniste de l’État (État-providence) alors que de l'autre côté, l’impérialisme colonial prend son essor. Il y a aussi sans aucun doute l’arrivée d'un nouvel individualisme, générateur d'un désir de reconquête... Certes, quand la guerre de 1914, première guerre mondiale, éclate, nous ne sommes nullement étonnés de l'émiettement du monde qui a lieu.

Le plus curieux au long de ces deux premiers volumes, est l'étrange figure que dessine Marcel Gauchet de la démocratie, une démocratie qui se jouerait d'elle-même en quelque sorte, s'imposant historiquement mais se dérobant au dernier moment, minée en elle-même par sa propre croissance. Et l'on a envie de poser une question dérangeante : la démocratie est-elle tout simplement réalisable ? On attend donc les deux prochaines livres avec impatience...

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 26/03/2008 )
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