L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Science Politique  

Naissances de la politique moderne - Machiavel, Hobbes, Rousseau
de Pierre Manent
Gallimard - TEL 2007 /  9.50 €- 62.23  ffr. / 284 pages
ISBN : 978-2-07-078646-6
FORMAT : 13,0cm x 19,0cm

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Comment l'homme parvient-il à vivre en société ? Comment peut-il même y arriver ? Comment gouverner cet être-ensemble et quelles formes cela prend-il ? En bref, comment une politique de la cité peut-elle parvenir à s'instaurer ? Directeur d’études à l'EHESS, au Centre de recherches politiques Raymond Aron et professeur associé à Boston College (Massachusetts, États-Unis), Pierre Manent est engagé dans une étude sur les formes politiques. Influencé à la fois par Raymond Aron et Leo Strauss, son travail retrace la genèse de la philosophie politique moderne. En ce sens, il a contribué à la redécouverte des grands textes libéraux français (Benjamin Constant, François Guizot et Alexis de Tocqueville). A la parution de Naissances de la politique moderne, il y a une trentaine d'années déjà, Pierre Manent tentait de considérer, dans un style clair et simple, la nouveauté qu'avaient apportée les inventeurs de la philosophie politique moderne, Machiavel, Hobbes et Rousseau. Le livre, indispensable au niveau des commentaires qu'en donne l'auteur, consacre donc une étude à chacun d'eux comme en trois temps pour nous mener à une certaine évolution actuelle.

Le premier est Machiavel et c'est d'ailleurs la plus courte des études. Le prince est double, homme et bête. La ruse assure la duplicité du Prince. La nature humaine est apparence, et elle est le visage que le Prince doit montrer au peuple. La ruse est donc ce qui éclaire l'idée que se fait Machiavel de la condition politique de l'homme. En même temps, elle est la principale ressource de l'action politique. Nous sommes dans le règne du soupçon. Machiavel décrit cet équilibre comme une menace pour la stabilité politique du prince : elle le rend prévisible, c'est-à-dire renversable. L'institution de la République ne peut se faire que dans la prévoyance de ce soupçon, c'est-à-dire, nous dit Pierre Manent, en la rendant apte à la guerre et à la conquête. L'art de gouverner, c'est donc de répondre aux nécessités extérieures, mais de produire de la nécessité, sous forme de violence. La nécessité doit être maîtresse d'ordre et de vertu. Sa raison n'est plus qu'opératoire, instrumentale.

Le second auteur étudié est Hobbes, dont l'idée maîtresse repose à l'inverse sur une conception de l'opinion plutôt que sur une conception de la force. "Machiavel avait fondé le royaume de la politique moderne en délivrant les Princes de leurs chaînes au nom de l'efficacité de l'action. Hobbes en organise l'espace en abattant tout ce qui sépare les sujets de l'oppression salutaire que leurs vouloirs réclament ; car ce que chacun réclame et institue, c'est le poids libérateur, sur lui et ses semblables, du pouvoir absolu. Hobbes accomplit la réconciliation moderne de l'action et de l'institution, du pouvoir et de la société, puisque, selon sa doctrine, ce sont les sujets eux-mêmes qui délivrent le Prince de ses chaînes" (pp.68-69), écrit Pierre Manent. L'individu n'est considéré que dans sa relation avec les autres.

Hobbes est le théoricien de l'institution. Pour lui, la crainte est la véritable raison de la socialisation. Crainte de la mort violente aux mains de nos semblables, crainte égale chez tous et engendrée par l'hostilité mutuelle que nourrissent les passions. Là où Machiavel fait de la prise et de la conservation du pouvoir la fin politique ultime, la conspiration est irrationnelle pour Hobbes : elle expose l'homme à la mort. L'individu, livré à lui-même, est une entité naturellement conspirante. Parce qu'il a des opinions. Ses rapports avec les autres sont réglés par l'opinion qu'il se fait des opinions des autres. Et à terme, la peur de la mort. En même temps, cette peur de la mort permet de sortir du cercle vicieux de la violence de l'opinion par "un processus gnoséologique de maximisation". L'intérêt de chacun est l'intérêt de tous. Les hommes imaginent un pouvoir permettant de mettre fin à la peur de la mort et à cette fameuse guerre de tous contre tous : Léviathan.

Léviathan est un pouvoir tel que les hommes qui l'instituent ne sauraient en imaginer de plus grand. L'être le plus faible crée l'être le plus fort, un être tout-puissant pour être délivré des frayeurs, s'assujettissant son créateur. "Le pouvoir est le moyen par lequel la socialisation négative, guerrière, de l'état de nature est convertie en socialisation positive, pacifique" (p.88). Et le droit de faire ce qu'il croit bon pour sa conservation. La sécurité est la fin pour laquelle les hommes se soumettent à autrui, l'espoir de passer un contrat. Les hommes accèdent donc au monde réel, à la vérité de leur condition du même mouvement qu'ils se dégagent de la tyrannie de leurs opinions propres et de la guerre de tous contre tous, en donnant écho à la nécessité originelle par l'institution de Léviathan. Pierre Manent consacre aussi un long passage aux rapports entre l'existence d'un Dieu et Léviathan, donc à la place de la théologie dans son système politique. Comme pour Leo Strauss, Pierre Manent pense que Hobbes est le fondateur du libéralisme, dans le sens où l'on appelle libéralisme "la doctrine politique pour laquelle le fait fondamental réside dans les droits naturels de l'homme par opposition à ses devoirs".

Si Machiavel a formalisé l'opposition entre le fait et le droit, et si Hobbes a eu l'idée de fonder la politique sur un droit humain fondamental, celui de ne pas être tué par autrui, l'idée d'autonomie de l'homme, qui découlait de celle de l'homme ayant des droits, n'avait plus qu'à être établie par Rousseau. En bon moraliste, Rousseau s'en prend à la société qui est mauvaise. Pour lui, le mal est social. Si les hommes se sont unis entre eux, c'est qu'ils sont séparés du bien. Et la société politique ne naît que de la stérilité du sol. La nécessité les pousse donc à se rapprocher, à se rendre utiles les uns aux autres pour l'être à eux-mêmes. "Nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d'eux. Tels sont les premiers liens de la société générale...", écrit Rousseau. La société sera plutôt mauvaise par l'histoire que par la nature. Comment résoudre le dilemme ? Cette condition ne peut être redressée qu'au prix d'un acte de volonté raisonnable qui assurera le triomphe de la passion sur le besoin. C'est le fameux Contrat social basé sur le concept de volonté de chacun et de volonté générale, décision de la libre volonté.

La volonté générale ne détruit pas la nature de l'homme, mais l'exprime. On sait que cette infaillibilité de la volonté générale a conduit certains penseurs (Hegel) à accuser Rousseau de conduire au totalitarisme. Pierre Manent revient longuement sur ce point. Rousseau est aussi le premier à voir dans l'Etat la réalisation de la liberté. La légitimité est fondée sur la liberté de l'homme et fonde la liberté du citoyen.

On voit donc que Rousseau se rapproche de notre conception actuelle, de cette démocratie, moyen en vue d'une fin : l'autonomisation de l'homme. On saisit ainsi, logiquement, que Pierre Manent ait poursuivi son oeuvre en écrivant Enquête sur la démocratie que Gallimard sort en même temps que Naissances de la politique moderne.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 19/04/2008 )
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