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Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Inegalités mondiales - Le destin des classes moyennes, les ultras-riches et l'égalité des chances
de Branko Milanovic
La Découverte 2019 /  22 €- 144.1  ffr. / 285 pages
ISBN : 978-2-348-04045-0
FORMAT : 15,6 cm × 24,0 cm

Baptiste Mylondo (Traducteur)

Thomas Piketty (Préfacier)

Pascal Combemale (Postfacier)

Maxime Gueuder (Postfacier)


Une mondialisation déséquilibrée

Milanovic est l'ancien économiste en chef à la Banque Mondiale et spécialiste de la privatisation de l'économie administrée de l'ex-Yougolavie. Il est proche de Thomas Piketty qui signe la préface. L'auteur est le père de "la courbe dite de l'éléphant" décrivant la nouvelle structure des revenus réels mondiaux lors de la phase intense de la dernière mondialisation : les classes populaires et moyennes occidentales représentent les perdants de la nouvelle distribution des revenus sur la période 1988-2008 avec une stagnation moyenne voire une baisse, les classes pauvres et moyennes des pays émergents (essentiellement asiatiques) ont connu une croissance de revenus permettant une sortie relative de la grande pauvreté (Brésil-Chine), les ultra-riches (1%) sont les grands gagnants et se constituent progressivement en une ploutocratie.

L'économiste résume cette situation contrastée : "Alors que certains s'émerveillent de la réduction des inégalités et de la pauvreté mondiale que permettrait la formidable croissance des pays les moins avancés, d'autres se lamentent de la hausse massive des inégalités, qu'entraîneraient inexorablement les excès de l'hyper-capitalisme mondialisé. En réalité, l'un et l'autre discours ont chacun leur part de vérité : les inégalités ont diminué entre le bas et le milieu de la répartition mondiale des revenus, et augmenté entre le milieu et le haut de la distribution".

L'ouvrage compare la distribution des revenus à l'échelle mondiale et présente de nombreux graphiques commentés en décrivant le phénomène de déclassement des classes moyennes occidentales (Etats-Unis, Japon et Europe) par rapport aux nouvelles classes moyennes en expansion (surtout chinoises) et par rapport à leurs propres compatriotes ultra-riches qui se désolidarisent du "marais" social. Il annonce que ces classes moyennes occidentales seront prochainement supplantées par les classes moyennes asiatiques en termes de revenus. Le livre résonne tout particulièrement dans le contexte de révolte des gilets jaunes en France contre l'Etat et contre l'ultra-richesse, notamment à Paris, lors des manifestations depuis fin 2018, rejoignant une tendance égalitaire et pluriséculaire de lutte contre les "privilèges".

Milanovic constate : "Depuis la Révolution industrielle, les inégalités mondiales ne sont plus marquées par une hausse des inégalités entre pays (...) Si cette tendance à la convergence économique se poursuit, elle conduira à un resserrement des inégalités mondiales, mais elle donnera indirectement une plus grande importance relative aux inégalités au sein de chaque pays". Le 1% les plus riches du monde sont principalement américains soit environ 36 millions de personnes sur un total d'environ 70 millions. Si les classes moyennes asiatiques ont des revenus en forte croissance, ils demeurent, en termes relatifs, moins dotés que les classes moyennes inférieures occidentales pourtant en déclin : ces dernières gagnent en moyenne de 5000 à 10000 $ par tête contre de 1000 à 2000 $ par tête pour les premières. La grande Récession de 2008 a favorisé ces classes moyennes émergentes asiatiques en expansion (les pays émergents ont globalement moins souffert que les pays développés) en touchant tout particulièrement les classes moyennes occidentales (désindustrialisation, chômage, inadéquation des niveaux de formation aux emplois disponibles) et les ultra-riches mais ces derniers ont connu un rattrapage extrêmement rapide depuis lors. Milanovic rappelle que les dynamiques d'écarts de richesses entre pays relèvent également des inégalités de patrimoine qui s'avèrent encore plus marquées que celles des revenus mais globalement moins étudiées. En 2013, 1426 individus étaient "milliardaires" soit les 0,01% du 1% dont les avoirs sont estimés à 5400 milliards de $ sur une richesse mondiale évaluée à 241000 milliards de $ (soit 2%) tandis que le continent africain représente 1% de cette richesse mondiale. En 1987, il n'y avait que 49 milliardaires américains et 96 dans le reste du monde. 

L'auteur revisite la théorie de l'économiste américain Simon Kuznets dans les années 50, qui avec une courbe en U inversée comparait le cycle des inégalités accompagnant le processus de croissance économique par une première phase de hausse des inégalités puis une seconde phase de baisse progressive. Il estime désormais que les pays occidentaux connaissent une seconde vague de Kuznets (une deuxième courbe qui fait suite à la première) avec une nouvelle hausse des inégalités internes non prévue par l'économiste américain. La théorie de Kuznets ne se vérifie plus telle quelle dans les pays riches depuis les années 80 avec le regain des inégalités. La phase de baisse historique s'achève contre toute attente alors que cette tendance se mariait historiquement avec les effets de l'Etat-providence et une redistribution générale des revenus : accès à l'éducation, aides sociales, salaires minimums, encadrement du capitalisme. Les deux guerres mondiales ont largement contribué à faire diminuer les inégalités mondiales par un grand nivellement des écarts de revenus. Les principaux facteurs de baisse des inégalités dans les pays développés sont les guerres, la pression des partis de gauche et des syndicats, les politiques sociales. Plusieurs exemples de nouvelle hausse des inégalités des pays riches sont présentés (seconde vague de Kuznets) au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Italie. Le changement technologique représente un facteur de hausse des inégalités depuis cette période, à l'instar de la politique fiscale moins-disante qui a accéléré la mobilité du capital et a affaibli la situation financière des Etats. La comparaison entre inégalités mondiales et inégalités américaines montre que depuis les années 80, les premières se réduisent tandis que les secondes sont à la hausse, contrairement à la période canonique 1945-1980.

La prime de citoyenneté (avantage comparatif des personnes nées dans les pays riches par rapport à ceux nés dans des pays pauvres ou émergents encore dans la première phase de la vague de Kuznets) et la distribution des revenus des pays riches favorisent généralement une situation moyenne meilleure pour les classes populaires et moyennes ce qui provoque une attraction pour les migrants les moins qualifiés (c'est plutôt le cas de la France qui a cependant modifié quelque peu son modèle en assouplissant les conditions de séjours pour les diplômés les plus prestigieux et les travailleurs très qualifiés). Les pays structurellement plus inégalitaires comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou désormais l'Allemagne, caractérisés par une plus forte mobilité sociale et une plus grande ouverture au haut de la distribution des revenus, ont tendance à attirer les migrants les plus qualifiés.

Milanovic critique la politique migratoire consistant à trier les migrants sur des critères éducatifs (les diplômés et les talentueux) et financiers (investissement contre visas ou passeports), ces politiques conduisant à "un appauvrissement du monde pauvre". Une nouvelle politique de l'égalité des chances à l'échelle mondiale devrait être menée selon lui (difficile en l'absence d'institutions mondiales ou multilatérales non entravées par les groupes des Etats puissants) : une première option consisterait en un accompagnement de la croissance des revenus des pays émergents permettant de réduire les inégalités mondiales (ceci pouvant nécessiter d'entraver un enrichissement plus grand des sociétés riches), une seconde réside dans la libéralisation de la migration (à rebours des tendances actuelles) et à accepter, en contrepartie, une différence de traitement entre migrants et natifs (comme une majoration de l'impôt des migrants par exemple).

L'économiste rappelle que le principe de réduction des inégalités comporte à la fois des effets bénéfiques et néfastes en diminuant les avantages de certains groupes sociaux par rapport aux gagnants de la mondialisation. Celle-ci a permis un processus de convergence des économies entre les émergents et les riches générant un déclin des inégalités mondiales. Le phénomène central réside dans la convergence des revenus de l'Asie avec ceux de l'Occident qui, pour le moment, contribue à faire baisser les inégalités mondiales. Le nouveau capitalisme tend à renforcer la part du capital dans le revenu national au détriment du facteur travail et à concentrer les inégalités, les capitalistes et les travailleurs qualifiés (les cadres "mondialisés") ne faisant plus qu'un. On peut lire : "Les inégalités apparaissent alors sous un jour méritocratique. Les inégalités générées par le nouveau capitalisme sont plus difficiles à remettre en cause idéologiquement, et probablement aussi politiquement, parce qu'il n'existe pas de soutien populaire fort en faveur de leur limitation. Elles semblent plus justifiables-et, dans une certaine mesure, elles le sont-et sont, par conséquent, plus difficiles à déraciner".

L'ouvrage aborde les conséquences du retour des inégalités dans les sociétés riches en crise avec le développement de l'homogamie entre riches qui tend à renforcer la concentration les richesses au sein d'un groupe restreint, notamment parmi les couples américains. Ces tendances inégalitaires se traduisent en politique avec une collusion plus grande entre politiciens et riches qui financent les campagnes et prennent la tête des organisations partisanes : "L'une des conséquences les plus pernicieuses de la croissance des inégalités dans les pays riches, à mesure qu'ils montent le long de la seconde vague de Kuznets, a été l'évidement de la classe moyenne et l'accroissement de l'importance politique des riches. Ce danger est toutefois couplé à sa Némésis, une révolte des classes populaires, qui tend à prendre la forme du populisme ou du nativisme".

Milanovic constate le déclin de la classe moyenne américaine qui représentait en 1979, jusqu'à 26% du revenu national, contre 21% seulement en 2010. Il postule une probable désintégration des classes moyennes occidentales remplacées par une polarisation sociale constituée des ultra-riches d'un côté, et de classes populaires laborieuses et complémentaires de robots de l'autre. Il estime que la prime d'éducation à vocation à disparaître dans un monde globalement bien éduqué où l'héritage, le capital social (les réseaux notamment) feront la différence réelle dans la répartition des revenus et la distribution sociale des places. Il ne croit plus dans la redistribution issue du XXe siècle et prône davantage une égalisation des dotations de départ des individus (il rejoint la thèse de Piketty développée dans son ouvrage Le Capital au XXIème siècle, publié en 2013).

On ne suit pas toujours l'auteur sur certaines prévisions sur l'Afrique qu'il voit stagner dans la répartition des revenus mondiaux malgré les évolutions démographiques et la croissance économique du continent depuis les années 2000 ou dans un déclin inexorable des classes moyennes qui pour certains qu'il soit n'est pas forcément inéluctable. Il estime également de manière contre-intuitive que l'automatisation pourrait favoriser les emplois subalternes face à des emplois qualifiés trop chers.

Ainsi, que l'on soit rétif ou favorable aux thèses avancées, il faut absolument lire cet ouvrage dans le contexte actuel (on peut d'ailleurs regretter une traduction en 2019 pour une publication datant de 2016 dans sa version anglaise). Ce livre pédagogique est indispensable pour appréhender la question des inégalités. C'est un bréviaire des évolutions socio-économiques et politiques de la mondialisation. Il éclaire très largement les phénomènes que nous vivons et comprenons souvent de manière unilatéralement "politique" comme les élections de Trump, le Brexit, ou la montée des idéologies populistes et nationalistes face à une mondialisation économique qui déstabilise les structures politiques dans les sociétés riches en crise. Le constat est tout à fait éclairant sur l'apparition de sociétés développées en phase régressive et fatales pour ses classes moyennes, clinquantes, ostentatoires et dénationalisées pour les 1% des ultra-riches et ceux qui aspirent à les rejoindre. Il vaut également pour les sociétés émergentes en voie d'enrichissement et d'essor spectaculaire (ex: Inde, Chine ou Vietnam) mais s'éloignant et rejetant le modèle de démocratie libérale pour une efficacité politique à l'image de l'économie. 

Une réussite éditoriale qui mérite une large diffusion vers le public.

Dominique Margairaz
( Mis en ligne le 12/06/2019 )
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