L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Travailler avec Bourdieu
de Rose-Marie Lagrave , Pierre Encrevé et Collectif
Flammarion - Champs 2005 /  8.20 €- 53.71  ffr. / 363 pages
ISBN : 2-08-080112-0
FORMAT : 11x18 cm

L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Economiques et Sociales au lycée Michelet de Vanves (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide.

Avec Bourdieu, contre Pierre Bourdieu

Difficile de parler d'"habitus", de "champ", de "violence symbolique" ou encore d'"effet de domination" sans associer immédiatement à ces concepts le nom de Pierre Bourdieu. Par la prolixité et l'ambition de son œuvre, par l'accumulation des titres de reconnaissance universitaire, en France comme à l'étranger, il est tentant de présenter Bourdieu comme un "génie" de la sociologie ; terme véhiculant une perception plus ou moins naïve d'une forme de pensée pure et solitaire. Ce serait oublier que ce théoricien de l'"intellectuel collectif", n'a cessé d'organiser des groupes de travail qui ont toujours nourri sa propre pensée.

L'ouvrage regroupe une trentaine d'interventions de chercheurs qui, sur des périodes plus ou moins longues, ont "travaillé avec Bourdieu". Mais bien sûr, cette expression est équivoque. "Travailler avec Bourdieu" peut désigner le travail que l'on effectue en compagnie de Bourdieu tout comme le travail que l'on poursuit avec ou à partir de sa pensée, c'est-à-dire avec ou sans lui. Or c'est sur cette question que réside tout l'intérêt de l'ouvrage, au-delà bien évidemment de la qualité intrinsèque de chacun des articles. Si chaque contributeur a eu effectivement à travailler en compagnie de Bourdieu, chacun témoigne de son travail avec la pensée bourdieusienne, travail déjà engagé lors de sa rencontre et/ou poursuivi ailleurs.

Jean-Claude Passeron, dans un formidable article qui donne une idée assez précise du paysage intellectuel et notamment philosophique dans lequel a émergé la pensée de Bourdieu, reprend à son compte une expression que Bourdieu lui-même avait utilisée en parlant de Weber, Marx ou Durkheim : "Avec et contre". "Le raccourci "Avec Bourdieu, contre Pierre Bourdieu" me semble finalement définir assez précisément l'influence qu'il a eue sur moi, comme sur tout lecteur ou auditeur qui s'est trouvé au contact d'une imagination sociologique aussi fertile en concepts et schèmes théoriques" (p.89). [Il faut comprendre la différence entre "Bourdieu" et "Pierre Bourdieu" par cette autre remarque : "Bourdieu a souffert, dès le début de sa carrière et jusqu'en son statut solidement retranché de maître à penser, de la gloire sociologique de Pierre Bourdieu" (p.25). Pas de rapport de révérence donc, mais bien la libre poursuite d'une interrogation].

Si chaque contributeur prend bien le soin d'éviter le dithyrambe ou l'hagiographie, tous témoignent que le travail avec Bourdieu a été un moment essentiel de leur parcours intellectuel. Tous témoignent, au fond, de ce que Robert Castel nomme "la bonne distance, celle qui ménage une admiration sans adoration de l'homme, et un usage de l'œuvre qui n'exclut pas l'exercice de la critique" (p.354).

On peut, certes, attribuer cette posture à la vivacité de la pensée et du travail propre à chaque auteur. Mais on peut peut-être aussi y voir quelque lien avec une pensée particulièrement exigeante. Si Bourdieu a eu effectivement une "invention sociologique" et une prolixité assez exceptionnelles, le souci de se confronter à d'autres travaux ne l'a jamais quitté. Si la marque des grandes pensées est de poser autant de problèmes nouveaux qu'elles n'en résolvent d'anciens, on peut comprendre alors que ceux qui ont contribué à son élaboration soient les premiers à la réinterroger. On l'aura compris, l'ouvrage est très loin de l'anecdote ou du portrait.

Guy Dreux
( Mis en ligne le 14/01/2005 )
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