L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

La France morcelée
de Jean-Pierre Le Goff
Gallimard - Folio actuel 2008 /  7.40 €- 48.47  ffr. / 291 pages
ISBN : 978-2-07-034975-3
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.

Compassionnel et victimisation

Jean-Pierre Le Goff, philosophe de formation et sociologue au laboratoire Georges Friedmann (Paris I-CNRS), préside le club «Politique Autrement», qui explore les conditions d'une renouveau de la démocratie dans les sociétés développées. Il est l'auteur de Mai 68, l'héritage impossible, La Barbarie douce : La modernisation aveugle des entreprises et de l'école, ou encore de La Démocratie post-totalitaire.

Dans l'introduction, «Management et compassion», l'auteur fait quelques mises au point : «Se situant en dehors de ces courants [sociologiques], notre approche privilégie l'étude de l'arrière-fond culturel des sociétés, composé d'idées, de représentations, de valeurs, d'affects qui déterminent un certain "air du temps". Ce dernier ne se réduit pas à des modes, mais il est le signe de mutations structurelles, plus ou moins visibles et conscientes, qui s'opèrent dans l'ensemble de la société» (p.10). Effectivement, Jean-Pierre Le Goff est loin des analyses sociologiques d'approche fonctionnaliste qui valorisent l'expertise et l'audit, réduisant les phénomènes sociaux à des catégories formelles intégrées dans des typologies plus ou moins sophistiquées. Les contenus de signification sont alors considérés comme des paramètres à prendre en considération afin de corriger les dysfonctionnements et d'optimiser les performances des différents domaines d'activité dans le cadre du "changement" et de réformes. Il est aussi fort éloigné d'une sociologie "critique" qui réduit les évolutions à des phénomènes de domination, d'inégalité ou de discrimination, dont le fondement est ramené au maître-mot "néo-libéralisme" qui donnerait toutes les clefs d'explication. On aura reconnu là les thèses de Pierre Bourdieu ; pour Jean-Pierre Le Goff, "cette sociologie critique alimente des schémas militants gauchistes en intégrant une dénonciation de type moral à la place des anciens dogmes."

L'auteur se veut donc fort critique et n'en reste pas à la dichotomie entre les bons et des méchants. Sur ce point, son argumentation est brillante et pertinente, notamment quand il s'attaque au victimisme des deux candidats à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Jean-Pierre Le Goff analyse bien que la France d'aujourd'hui est "morcelée", fragmentée, atomisée et il tente, souvent avec brio, d'en saisir les tenants et les aboutissants à travers les discours publics. Il comprend qu'une rhétorique doloriste, victimaire, alimentée par le sensationnalisme des médias, la revendication des droits perpétuels, s'est emparée de tout un chacun. Il y a dans son analyse quelque chose d'inquiétant, avec cette peopolisation qui a gagné toutes les consciences et dans tous les domaines inimaginables, de la politique jusqu'à la culture. Quand Jean-Pierre Le Goff analyse les émeutes dans les banlieues ou le refus du CPE, les différents mouvements sociaux, là aussi, il n'en reste pas à une défense clanique. Il essaye surtout d'y voir clair, de cerner les blocages et les exagérations des deux camps.

Parfois, Jean-Pierre Le Goff se contredit car quand il critique cette façon d'imposer des réformes et des changements («la vitesse des évolutions et leur portée sont telles qu'il n'existe d'autre choix pour la société que de s'y adapter au plus vite si elle ne veut pas dépérir» - p.82) tout en critiquant l'immobilisme des syndicats et des corporatismes («les jeunes désorientés, les salariés et les retraités des services publics qui défendent leurs acquis comme une forteresse assiégée ne constituent pas les forces vives sur lesquelles s'appuyer pour recréer une dynamique de transformation dont le pays a besoin» - p.175), on se demande au final que penser et quelle est la critique précise de l'auteur. Où est la voie médiane ? On a par ailleurs bien du mal à voir l'immobilisme des corporations, qui tentent de sauvegarder leurs acquis (ils n'en réclament pas d'autres) face à une situation économique fortement dégradée et à un chômage de masse. Est-ce cela le progrès social ? Car dans la mondialisation, où tout va très vite, où l'on demande une perpétuelle évolution aux salariés, il ne faut pas s'étonner qu'ils se braquent et que leur "immobilisme" gêne plus l'idéologie libérale ou l'esprit du temps voué à la perpétuelle flexibilité.

Quoi qu'il en soit, entre modernisation et effets de déshumanisation du travail, voire désorientation et atomisation, la société est traversée de différents courants qui se heurtent ou se télescopent violemment. A ce stade, on ne voit pas trop comment trouver une issue. Un véritable divorce entre gouvernants et gouvernés s'est ouvert, conflit larvé dû aussi à la fracture générationnelle, suite aux mutations du rapport adultes-jeunes et à la crise de l'autorité révélées par Mai 68. Néanmoins, ce qui apparaît flagrant dans l'analyse remarquable de Jean-Pierre Le Goff, c'est que gouvernants et gouvernés se replient sur leur sphère catégorielle et s'enferment dans un discours pulsionnel et compassionnel à la fois.

A cet égard, les deux derniers chapitres mettent en relief cette vague de "harcèlement moral" qui a fleuri brusquement dans la société française (voir Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien de Marie-France Hirigoyen). Notion floue, elle s'est répandue dans toute la société et sert surtout à se dire sans arrêt victime et à demander réparation à la justice : demande de justice et volonté de revanche deviennent difficilement identifiables.

D'une lecture facile et agréable, bien loin du style alambiqué d'un Pierre Bourdieu ou d'un Jacques Derrida, l'ouvrage de Jean-Pierre Le Goff bouscule ainsi les discours habituels sur le sujet.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 09/07/2008 )
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