L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Historiographie  

Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes
de Sonia Combe et Collectif
La Découverte - Recherches 2009 /  27 €- 176.85  ffr. / 332 pages
ISBN : 978-2-7071-5731-7
FORMAT : 15,5cm x 24cm

L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Vauban : l'intelligence du territoire (2006, en collaboration), Les Ministres de la Guerre, 1570-1792 : histoire et dictionnaire biographique (2007, dir.).

Une civilisation des archives

On se souvient qu’avec Archives interdites, Sonia Combe a jeté, il y a déjà dix ans, le trouble dans la communauté archivistique française. Malgré des approximations, des erreurs, des procès d’intention, l’essai de Sonia Combe avait visé juste, en dénonçant, sous un libéralisme apparent, la culture autoritaire d’une institution qui se veut partie prenante et continuation de l’Administration. Ni auparavant ni depuis, les archives françaises n’ont suscité de réflexion d’une ampleur comparable, la plupart des travaux abordant la question ayant une vocation purement descriptive et procédant, directement ou indirectement, de l’administration des archives. C’est donc avec beaucoup d’intérêt qu’on aborde le recueil dirigé par Sonia Combe et consacré à une culture archivistique et historiographique autrement plus autoritaire que celle de la France : celle de l’Europe orientale communiste et post-communiste.

Avant le dégel de 1989, la situation était à peu près identique dans tous les pays du Bloc de l’Est. Les archives contemporaines étaient inaccessibles aux chercheurs, à l’exception de rares historiens inféodés au pouvoir. L’État-parti exerçait un monopole sur l’écriture de l’histoire et surveillait attentivement les déviances possibles. Les services d’archives dépendaient le plus souvent d’organes comme le ministère de l’Intérieur ou le Conseil des ministres, plutôt que des institutions responsables des affaires culturelles.

De l’extérieur, des chercheurs travaillaient à mi-chemin entre histoire et science politique, s’appuyant, à défaut d’archives, sur la documentation ouverte et les témoignages. On a raillé à bon droit la faillite de cette «soviétologie» ou «kremlinologie», qui n’a pas vu venir l’écroulement du système. Encore faut-il ajouter que tout n’est pas périmé dans cette ample production : chemin faisant, les contributeurs de ce volume signalent, pour tel ou tel pays de l’ancien Bloc, des monographies encore non remplacées (par exemple L’Histoire des démocraties populaires de François Fejtö, publiée pour la première fois… en 1952 !).

Arrive la grande débâcle des années 1989-1991. Le sort des archives prend alors une tournure très différente suivant les pays. En Russie, Boris Eltsine pratique d’abord une politique d’ouverture des fonds extrêmement audacieuse, surtout si l’on songe que la rétention est partie intégrante de la culture nationale depuis les origines (Victoria Prozorova-Thomas). Les historiens du communisme et de la Seconde Guerre mondiale se précipitent. Las, avec le retour aux affaires d’hommes issus des «ministères de force», les archives se ferment à nouveau. Dans les anciens pays satellites, des législations libérales sont élaborées dans le courant des années 1990 et 2000, mais leur application n’est pas uniforme. Dans plusieurs États, des destructions massives de documents compromettants ont lieu au moment du changement de régime ou peu après (Allemagne de l’Est, Slovénie, Roumanie, Bulgarie). Les responsables de certaines archives sensibles se suicident… ou sont «suicidés». Les traditions totalitaires perdurent parmi les archivistes, qui constituent des dossiers sur les lecteurs ou se réservent l’exploitation des documents nouvellement déclassifiés.

Une ligne de fracture se dessine entre des pays où prévalent examen de conscience et écriture de l’histoire «à l’occidentale» (Allemagne, République tchèque, Hongrie) et d’autres États où le discours historique nationaliste ne fait que se substituer à la vulgate communiste (Roumanie, Bulgarie, Albanie). Une fracture qui recouvre à peu de chose près celle entre la vieille Mitteleuropa de tradition austro-hongroise et une Europe des marches, longtemps soumise aux Empires russe et ottoman. La Pologne constitue un cas intermédiaire, une ouverture assez large des archives de l’État et des travaux historiques de qualité coexistant avec la fermeture de certains fonds (notamment ceux de l’Église catholique) et une rhétorique nationaliste.

L’ouverture des archives du bloc communiste a apporté autant de déceptions que de révélations. Du côté des déceptions, on notera le silence des «fonds privés» sur la personnalité qui les a constitués (les journaux intimes eux-mêmes, dans un régime totalitaire, n’ont plus qu’une fonction de preuve de la fidélité de leur rédacteur à l’idéal collectif et à la ligne politique des dirigeants), la discrétion des archives diplomatiques des pays-frères sur la tutelle soviétique ou encore l’absence d’indications sur le fonctionnement de l’État-policier dans les dossiers des partis communistes. Partout, ce qui frappe, c’est le culte de l’écrit, la «civilisation du rapport», suivant l’expression de Nicolas Werth, qui s’accompagne du culte du secret.

Les recherches effectuées sur les archives du communisme ont d’abord porté sur les «crimes du communisme», sur la répression et ses victimes. Le grand «scoop» de l’ouverture des archives russes par Boris Eltsine, ce fut la révélation des documents ayant trait à l’exécution de 22 000 prisonniers polonais par l’armée rouge à Katyn le 22 mars 1940. Dans beaucoup de pays, il y a eu et il y a encore confusion entre investigation et dénonciation, recherche historique et justice politique. L’exemple le plus récent est celui de l’écrivain Milan Kundera, accusé en 2008 d’avoir dénoncé un dissident tchèque à la police… en 1950. Du côté de l’histoire proprement politique, les acquis sont à chercher du côté de la connaissance du processus décisionnel. L’autonomie des pays-frères en matière de politique étrangère a été nulle : leurs initiatives n’ont été le plus souvent que des opérations téléguidées par Moscou. À l’intérieur, la façade collégiale du gouvernement (le Conseil des ministres, le Bureau politique) a caché le plus souvent un pouvoir personnel, appuyé sur un petit groupe informel d’hommes de confiance (en RDA Erich Honecker, entouré de Günter Mittag, Oskar Fischer et Erich Mielke, le chef de la Stasi).

La chute du Bloc de l’Est a également permis de grands progrès dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale sur le théâtre oriental. Les chercheurs ont pu accéder non seulement à des archives allemandes saisies à la fin de la guerre, mais aussi à celles des commissions soviétiques chargées d’enquêter sur les crimes de guerre ou encore celle des procès tenus après 1945. L’histoire de la Shoah a été profondément renouvelée. On a ainsi pris la mesure de la responsabilité des Polonais dans le massacre des juifs de Pologne (pogrom de Jedwabne en 1941, révélé en 2000). L’enquête orale effectuée par le Père Patrick Desbois a mis en évidence la participation de la population ukrainienne à la «Shoah par balles» de 1941-1942. Au rebours des clichés sur la «passivité» des juifs face à l’extermination (Hannah Arendt), on a redécouvert ce que fut la résistance juive, au sein des ghettos comme dans les maquis de partisans.

Dans un dernier temps, Sonia Combe et ses collègues nous invitent à prendre une certaine distance par rapport à l’effet de révélation produit par l’ouverture des archives du système communiste. Le communisme ne se réduit pas à l’État-policier ; il a été un projet global de société, dont il reste à apprécier les réalités économiques et sociales : le régime soviétique a détruit des millions de vies, mais on lui doit aussi l’alphabétisation des masses, l’électrification, la victoire sur l’Allemagne nationale-socialiste. Ceci ne compense pas cela, mais le tableau ne peut se limiter à l’histoire des répressions. Évoquant deux films récents, Sonia Combe conclut que la RDA ce fut La Vie des autres, mais aussi Good-Bye Lenin.

Arrivant au terme de ce recueil, le directeur de publication rappelle que le degré d’ouverture des archives est un des indicateurs les plus fiables du degré de démocratie atteint par une société. La leçon d’Archives interdites vaut pour le reste du monde autant que pour la France.

Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 23/06/2009 )
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