L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Historiographie  

Théorie critique de l’histoire - Identités, expériences, politiques
de Joan W. Scott
Fayard - Histoire de la pensée 2009 /  17.30 €- 113.32  ffr. / 176 pages
ISBN : 978-2-213-63784-6
FORMAT : 13,5 cm × 21,5 cm

L'auteur du compte rendu : Grégory Prémon est agrégé d'histoire-géographie.

Réécrire l’histoire ?

A travers les trois articles rassemblés dans cet ouvrage («L’Histoire comme critique», «L’Evidence de l’expérience» et «Echo-fantasme»), l’historienne américaine Joan W. Scott nourrit un espoir : permettre que «progresse, la façon dont nous pensons et écrivons l’histoire». Dans son plaidoyer en faveur du poststructuralisme, l’historienne s’inspire avec intérêt des ouvrages des penseurs français, Jacques Derrida et Michel Foucault.

Le premier essai, «L’Histoire comme critique», analyse les critiques adressées à la pensée poststructuraliste, accusée de théoriser vainement l’expérience historique, socle sur lequel se bâtit l’histoire pour les conservateurs comme pour les marxistes les plus orthodoxes. A ces attaques, Joan W. Scott oppose la nécessaire critique et historisation des concepts utilisés par les historiens. Pour donner corps à sa thèse, elle s’appuie sur les travaux de Michel Foucault sur la figure de «l’homosexuel» : «si la sexualité entre personnes de même sexe existait depuis des siècles, la notion selon laquelle ce comportement était celui d’une personne définie par sa sexualité (…) était une invention de la fin du XIXe siècle. L’attribution de cette identité a fait des homosexuels des objets scientifiques et des sujets juridiques, a créé les conditions d’une identité collective et, le cas échéant, d’une action politique». Cette posture critique est certes inconfortable mais nécessaire : «il peut être tentant de se débarrasser de ce type de malaise en collant à ce qui est connu, en continuant d’explorer obstinément un terrain familier et, au moyen de cette exploration, d’en confirmer les limites, d’en protéger les frontières existantes contre toute incursion importune». L’historienne prévient les oppositions en rappelant qu’il ne s’agit nullement de donner une légitimité à une pensée révisionniste ou négationniste mais qu’il s’agit de comprendre au mieux la généalogie des catégories et de nos identités, en leur donnant une histoire.

Le deuxième article interroge – c’est son titre – «l’évidence de l’expérience». L’historien a l’habitude d’examiner, d’étudier et d’analyser les expériences pour déterminer les catégories et identités qui lui serviront de grille pour lire l’histoire et ainsi construire son savoir. S’inspirant notamment de démarches littéraires, Joan W. Scott remet en cause de manière très nuancée la démarche selon laquelle l’expérience constitue l’identité : «Les sujets sont constitués par l’expérience, mais il existe des conflits entre les systèmes discursifs, des contradictions au sein de chacun d’eux, des significations multiples possibles pour les concepts qu’ils font jouer. Et les sujets possèdent leur propre capacité d’agir». Cette conception originale du rapport entre l’identité et l’expérience interroge l’écriture de l’histoire : «l’expérience n’est plus l’origine même de l’explication, mais ce que nous cherchons à expliquer».

Enfin, le troisième article définit et montre l’intérêt du concept «d’écho-fantasme» (''fantasy echo''), déformation par un étudiant de l’expression «fin de siècle». Qu’est-ce que «l’écho-fantasme» ? Dans quelle mesure ce concept peut-il influencer l’écriture ? «L’écho-fantasme» est à la projection a posteriori de représentations identitaires, projection qui donne corps et unifie une histoire elle-même identitaire. Joan W. Scott appuie sa démonstration sur l’écriture de l’histoire des femmes : le présupposé identitaire (la «femme» en tant que catégorie) donne corps à une histoire sans s’interroger sur la généalogie de cette catégorie ; pour le dire autrement, on écrit une histoire qui s’interroge sur les conditions d’émancipation des femmes, sans jamais (ou si peu) s’interroger sur le terme «femme» lui-même. L’historienne américaine plaide alors pour une histoire, qui, dans la lignée des travaux de Michel Foucault, s’interrogerait sur les identités, leurs formations et leurs discontinuités.

Les trois articles rassemblés dans cet ouvrage ont donc pour point commun de questionner les catégories, véritables grilles de lecture de l’histoire, et les mots qui les désignent. Loin d’être un ouvrage purement théorique, cette analyse induit une foule de réflexions, qui loin de remettre les travaux historiques précédents en cause, les interrogent et les transforment eux-mêmes en sujets d’étude. Historicés, ne sont-ils pas eux-mêmes les «expériences» d’une écriture de l’histoire ? Leur dépassement, par une analyse des catégories qui les constituent, ne peut que permettre une connaissance plus fine du passé.

Grégory Prémon
( Mis en ligne le 09/10/2012 )
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