L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Historiographie  

Les Emotions - dans l'histoire ancienne et moderne
de Ramsay MacMullen
Les Belles Lettres - Histoire 2004 /  23 €- 150.65  ffr. / 264 pages
ISBN : 2-251-38068-X
FORMAT : 15x22 cm

L'auteur du compte rendu, David-Jonathan Benrubi, élève à l'école des chartes, président de l'Association historique des élèves du lycée Henri IV, poursuit, sous la direction de MM. Bruno Laurioux et Michel Pastoureau, des recherches sur les représentations des banquets au Moyen Age.

Un essai un peu triste

Ramsay MacMullen, historien de l'Antiquité tardive, professeur émérite de l'université de Yale, a publié en 2003 un ouvrage en anglais consacré aux problèmes des émotions en histoire et dans l'histoire. Les Belles Lettres en font paraître aujourd'hui la traduction, sous le titre Les Emotions dans l'histoire, ancienne et moderne.

Cet ouvrage, qui se présente comme un essai, et qui en a toutes les caractéristiques, part d'une thèse : ce n'est pas le “calcul” qui gouverne l'histoire des hommes, ce sont les émotions. Partant, il se donne un objet épistémologique : “montrer comment le rôle des émotions a été examiné au cours des siècles, du point de vue historiographique, ou comment il a été négligé ou déformé; ou bien comment il faudrait l'examiner.” (p.9)

L'ouvrage se divise en trois chapitres: le premier et le troisième tirent des “illustrations”, tant du rôle des émotions comme causes historiques que de leurs traitements par les historiens contemporains, dans deux époques que l'auteur a étudiées : l'Antiquité (ch. 1), et le début de l'époque contemporaine (ch. 3). Le second chapitre, étonnant et intitulé “Scientifique”, mobilise diverses sciences sociales et biologiques pour étayer la thèse de l'universalité tant de l'équation: “émotion = motivation” (p.104), pressentie par les Anciens, que des phénomènes affectifs eux-mêmes.

Le premier chapitre est intitulé “L'histoire sous la République romaine”, mais part d'une analyse littéraire développée de l'oeuvre de Thucydide, qui montre que contrairement à l'interprétation qu'en ont donnée des historiens modernes (tel Sir Ronald Syme), celui que d'aucuns considèrent comme le premier historien occidental accorde une large place aux émotions, au lieu de donner les hommes pour des acteurs de l'histoire mus par un simple calcul rationnel des pertes et profits. Puis de nombreux autres historiens anciens sont passés au crible d'une analyse se changeant parfois en énumération un peu brute de passages où sont mentionnées telle ou telle émotion. Un point central est néanmoins souligné: les Anciens, de Thucydide à Nicolas de Damas (auteur d'une biographie d'Auguste au Ier siècle ap. JC), utilisent, dans l'écriture de l'histoire, des procédés stylistiques et rhétoriques pour communiquer au lecteur les sentiments qui ont causé les événements. Cette technique, appelée “enargeia” par Plutarque, nous l'appelons “empathie”. Le chapitre s'achève par la réfutation d'un ouvrage considéré comme représentatif de l'historiographie moderne: La Révolution romaine (1939) de Syme, qui fait de sénateurs avides et au froid calcul, sans émotion, les principaux acteurs de l'histoire romaine.

Le second chapitre propose en trente pages une synthèse, ou un mélange, de travaux issus de «l'ethnopsychologie, de la neurobiologie, de la sociologie, de la psychologie, de l'anthropologie et du comportement de marché” (p.74) des deux derniers siècles, visant à conforter un postulat explicité à plusieurs reprises dans le livre, et éminemment nécessaire à la pensée de l'auteur, celui de l'universalité, de l'atemporalité des émotions élémentaires. On nous présente différentes théories de la nature des émotions. Des études en laboratoire ont montré que “les émotions avaient une base dans les équilibres chimiques et la structure nerveuse. Les neuropeptides, par exemple, jouaient un rôle fondamental.” (p.81). On retrouve les animaux domestiques. Puis MacMullen présente diverses tentatives de formalisation des différents types d'affect. Ensuite, constatant que les langages ont un réservoir inégal de mots disant les émotions, l’auteur introduit, brièvement, le débat entre constructivistes (l'émotion est une production socioculturelle) et les universalistes (les sentiments élémentaires participent d'une “humanité commune”), l'auteur penchant évidemment pour les seconds.

Dans la première partie du troisième chapitre, il s'étonne que l'Ecole des Annales, qui promeut une histoire des mentalités, laisse de côté la question des émotions, ou regrette son incapacité à user de l'enargeia comme instrument de connaissance. Ainsi G. Lefebvre décortique bien les mécanismes psychologiques qui entraînèrent les foules lors d'un épisode bien connu, “mais il y a, absente de La Grande Peur, une empathie qui ferait sentir au lecteur la force des émotions qui entrent en jeu et la lui transmettrait. C'est ce qu'exige notre compréhension de l'époque.” (p.112) Idem : si Paul Veyne analyse bien l'évergétisme, la lecture d'une page de Jean Chrysostome est préférable, qui donne à vivre sa manifestation. La seconde partie du chapitre évoque les débuts de l'abolitionnisme aux Etats-Unis. Celui-ci est véhiculé par des écrits et des paroles dont l'immense succès est lié au contexte spirituel du “Grand Réveil” protestant, favorable à l'émotivité et aux “manifestations somatiques” (p.145). Les abolitionnistes, sincères dans leur indignation, obligent, à l'aide des mêmes techniques qu'employaient les Anciens, leur public à la partager.

“Reproduire [les émotions], c'est comprendre” (p.162): tels sont les derniers mots du dernier chapitre. Ils précèdent une brève conclusion où se retrouvent implicitement opposés d'une part un historien de l'abolitionnisme visiblement structuraliste, D. Davis, et d'autre part Tolstoï. Au premier est fait le reproche d'ignorer les individus, de poser de faux problèmes en traitant des groupes selon des modalités jugées inutilement abstraites par l'auteur, pour qui une telle histoire est une histoire de la philosophie et des idées ! Chez le second, le personnage de Pétia Rostov, mort au combat pour l'amour du tsar, est élevé au rang de “preuve” (p.165) – l'auteur nous indiquant ici, au (dernier) passage que l'histoire a aussi une forte fonction didactique: “Telle que Tolstoï nous la présente, la mort de Pétia nous fait comprendre que les victimes de la guerre doivent toucher les survivants et affecter la volonté de se battre.”

Un remarquable appareil critique (notes et bibliographie) complète le livre.

On cherche l'intérêt de la démonstration de la motivation des hommes par les sentiments. Quant au type d'histoire proposé par MacMullen, il faut convenir que si celui-ci nous invite opportunément à nous interroger sur la raréfaction dans le vocabulaire historien des mots désignant les émotions, et peut-être à réintégrer dans celui-ci la notion d'individu (invitation qui peut sembler bien en retard sur l'historiographie), on regrette qu'à la question “comment ?” (par exemple comment comprendre le célèbre meurtre rituel des chats de la patronne – le nom de Darnton n'est cité ni dans le corps du texte, ni dans les notes !), il se contente de répondre, péremptoire: “les historiens n'ont qu'à pénétrer dans tout ce que le sujet exige d'eux, et éprouver tout cela, de tout leur être, et de toute leur imagination...” (p.122), sans donner de piste quant aux méthodes de lecture emphatique des documents (l'idée d'un mode de lecture romanesque, parfois implicite, aurait pu être stimulante, dotée d'un développement raisonné), ni préconiser de modalités d'écriture rhétorique ou stylistique de l'histoire. Plus inquiétant: l'auteur balaie, au nom de travaux divers issus des sciences de la vie (dont le profane pressent qu'ils sont matière à discussion) le risque d'anachronismes monstrueux.

Reste une impression de pensée brouillonne structurée par des moulins donquichottesques (le paradigme syméen qui, dominant l'histoire sérieuse, interdirait depuis soixante ans toute approche historienne de phénomènes affectifs). Pourtant, passés les raccourcis, répétitions péremptoires, délayages, et surtout très nombreuses maladresses de traduction, le lecteur critique jouira d'une expérience originale: la confrontation avec un univers intellectuel radicalement étranger, qui, à titre d'exemple, continue de n'envisager d'histoire que narrative et causaliste, réactualise l'élévation de la biographie au rang de genre historique par excellence, et donne explicitement l'histoire (en l'occurrence deux périodes radicalement distinctes) pour un réservoir de confirmations a posteriori (“illustrations”) d'une thèse.

David-Jonathan Benrubi
( Mis en ligne le 15/11/2004 )
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