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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

La liste noire
de Varian Fry
Plon 1999 /  19.08 €- 124.97  ffr. / 282 pages
ISBN : 2-259-18972-5

Un Juste dans la débâcle

Le 14 août 1940, un journaliste américain diplômé de Harvard nommé Varian Fry débarqua à la gare Saint-Charles, à Marseille, mandaté par l'Emergency Rescue Committee, le Comité américain de secours d'urgence récemment créé, pour faire sortir de France un certain nombre de personnalités, femmes et hommes politiques, intellectuels et artistes, menacés par les Nazis depuis la défaite de la France. Il avait deux cents visas et trois mille dollars en poche, ainsi qu'une lettre de recommandation d'Eleanor Roosevelt.

En quelques mois, presque seul et quasiment sans soutien - l'administration américaine ne lui facilita pas la tâche, c'est le moins que l'on puisse écrire-, ce novice de l'action clandestine s'entoura d'une petite équipe terriblement efficace avec laquelle, du marché noir aux filières d'évasion, du trafic de visas et de papiers d'identité à la corruption de fonctionnaires, il apprit les règles d'un jeu inédit, souvent clandestin.

Le 15 août 1941, l'administration de Vichy expulsa Varian Fry pour avoir "protégé des Juifs et des antinazis". En vivant selon ses propres termes une vie en un an, il avait aidé presque 4000 personnes et organisé le voyage d'évasion de près de la moitié d'entre elles, dont les plus célèbres s'appelaient Hannah Arendt, André Breton, Marc Chagall, Max Ernst, Lion Feuchtwanger, Arthur Koestler, Anna Seghers ou Victor Serge. Après son départ, jusqu'au 2 juin 1942, plus de trois cents personnes profitèrent encore de certaines des filières qu'il avait mises en place.

Histoire de ces mois intenses rédigée par Varian Fry lui-même peu après son retour aux États-Unis, La liste noire aurait gagné à quelques explications ou mises en perspective historiques. Le lecteur non averti risque en effet de passer de personnalité en personnalité, d'événement en événement, sans mesurer pleinement la signification de telle ou telle décision, sans percevoir toutes les conséquences d'un fait ou d'un autre. Par exemple, l'éditeur de l'ouvrage aurait pu davantage présenter les principaux intellectuels européens évoqués, en indiquant en particulier le parcours et les raisons qui les avaient conduits à rejoindre Fry.

Comme tout récit rédigé presque "à chaud", La liste noire présente en revanche les avantages de l'immédiateté, de la description vraie. Surtout, cet ouvrage donne à sentir la France hébétée d'après la débâcle, les compromissions en germe, les dévouements immédiats et quelquefois inattendus, ces petits gestes parfois répréhensibles et pourtant préludes à de plus grandes actions, la peur de l'inconnu ou tout simplement des nouvelles autorités. Omniprésents également, le doute et le désarroi devant la perte des repères, sans oublier ce drôle de réflexe consistant à ne surtout rien faire qui soit contraire aux usages et aux bonnes règles alors même que lesdites règles avaient toutes disparu.

L'évolution de la zone sud pendant une année, jusqu'à l'été 1941 est également palpable, de privations en rumeurs, dans les filets d'une propagande discrètement efficace et, surtout, d'un appareil policier chaque jour davantage présent. Le témoignage sur la complaisance de l'État français à l'égard des Nazis et contre les réfugiés est sans appel, tandis que la description par Fry de ses séjours à Vichy se passe de commentaire. Attentisme et veulerie étaient monnaie courante, en attendant que s'impose la politique de collaboration.

Mais La liste noire vaut également pour ce qu'elle donne à voir de la difficulté à comprendre éprouvée par les contemporains. Chez nombre de Français ou d'Américains - le témoignage ne parut aux États-Unis qu'en 1945, alors même que Fry avait achevé de le rédiger dès 1942 -, la force des habitudes se conjuguait au manque de lucidité et de vision politique, ainsi que, souvent, de conscience morale. L'exemple des intellectuels rassemblés à la Villa Bel-Air est patent, presque coupés du monde, se livrant à leurs débats et activités favoris, se refusant en quelque sorte à réaliser qu'un monde s'était écroulé autour d'eux.

Étonnante également l'incapacité de certaines personnalités, pourtant très menacées, à prendre conscience de la réalité du danger qui les menaçait. Alors qu'il fallait surtout agir vite, certains choisirent d'attendre un hypothétique salut d'un non moins hypothétique revirement de leurs poursuivants, ou de l'intervention d'une puissance qui n'existait que dans leur imagination. Ils le payèrent de leur vie. A l'opposé de cet attentisme aveugle, s'imposent quelques très belles et hautes figures de Résistants, dont celles de Daniel Beneditte et de Jean Gemälhing qui poursuivirent le combat au sein de la Résistance intérieure jusqu'à la Libération de la France. Enfin, La liste noire pose la délicate question du choix de ceux qu'il fallait aider à fuir.
Qui choisir en effet d'intellectuels initialement prévus par les commanditaires du Comité de secours d'urgence mais non particulièrement menacés, ou de personnalités françaises ou étrangères plus spécifiquement soumises à des menaces en raison de leurs engagements passés ou des persécutions raciales en cours ?

Récit de l'engagement naïf d'un homme face à des puissances supérieures, La liste noire prouve s'il en était encore besoin qu'il était possible de ne pas céder dès l'été 1940. Choix terrible parce que porteur de sens comme de danger, l'engagement en ce que les contemporains appelèrent "l'esprit de résistance" permit ainsi à une poignée d'irréductibles, à l'instar de Varian Fry, de relever le gant pour éviter de tout perdre. Par leurs actes individuels, quelquefois symboliques mais toujours essentiels, ces dissidents de la première heure contribuèrent au triomphe des forces de l'esprit face aux puissances totalitaires. Ils étaient porteurs de la même "énergie" que Georg Heisler, le héros mis en scène par Anna Seghers dans La septième croix, dont l'évasion réussie d'un camp de concentration conduisit son tortionnaire à penser "qu'il n'était pas à la poursuite d'un individu dont il connaissait les traits, dont l'énergie pouvait s'épuiser, mais d'une force impalpable, incalculable. C'était là une pensée qu'il ne pouvait supporter que quelques minutes".

Guillaume Piketty
( Mis en ligne le 13/08/2001 )
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