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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Le Fer rouge de la mémoire
de Jorge Semprun
Gallimard - Quarto 2012 /  25 €- 163.75  ffr. / 1184 pages
ISBN : 978-2-07-013624-7
FORMAT : 15,4 cm × 21,0 cm

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.

D’un camp, l’autre…

Jorge Semprun fut, hélas, un homme de son temps, c’est-à-dire d'un vingtième siècle qui inventa le totalitarisme et son corollaire, la guerre totale, les camps de concentration et d’extermination, les idéologies destructrices, etc. La guerre d’Espagne, l’exil français, la Seconde Guerre mondiale, la résistance, Buchenwald… Semprun a connu, vécu, et survécu, à deux des plus grandes tragédies du siècle passé et – ne serait-ce que pour cela – l’homme impose déjà le respect.

Marqué «comme au fer rouge» (le titre est tiré de L’Autobiographie de Federico Sanchez) par cette histoire autant que par des souvenirs trop lourds, il a su ne pas leur échapper mais bien au contraire écrire, témoigner, retracer le cours d’une vie qui a commencé de manière abrupte. L’habileté de Semprun fut toutefois de ne pas s’abandonner au seul témoignage, mais d’en tirer des romans, et d’appliquer enfin, un peu comme un Erich Maria Remarque, à une mémoire peut-être trop vive un pansement littéraire. Aussi l’anthologie alterne-t’elle le «je» du Grand voyage et un «il», comme dans L’Evanouissement, la distance servant de remède. Une anthologie qui sonne comme un défi, lancé dans L’Ecriture ou la vie : il n’y a pas d’indicible dans l’expérience concentrationnaire, seulement de la fainéantise à ne pas dire… et tout de même une dose de talent. Car Semprun parvient à retranscrire les odeurs, les sons, les tensions, le poids des regards et des silences… Il donne, ouvrage après ouvrage, un tableau impressionniste de Buchenwald. Rien toutefois de complaisant dans ce récit qui ne vire jamais à un tableau de l’horreur, trop simple. Mais une exploration systématique, renouvelée, du paysage humain, mental matériel de la guerre et de l’expérience concentrationnaire. Une exploration qui passe du roman à l’essai, du témoignage à la critique littéraire ou au coup de chapeau du préfacier.

Jeune républicain espagnol ayant fui le franquisme triomphant, Semprun commence une vie d’étudiant avant d’être rattrapé par la guerre, l’action, la résistance. D’obédience communiste, il participe à un maquis de Bourgogne, le Tabou, tue à l’occasion (mais, comme il le raconte à la troisième personne dans L’Evanouissement, il se heurte, comme tant de résistants, à l’acte lui-même, difficile, d’autant plus que sa victime, un jeune soldat allemand, entonne une chanson espagnole), est capturé, connaît la torture, la déportation, Buchenwald. Son œuvre prend corps : dans le wagon qui transporte les déportés, ou dans la voiture qui les ramène, dans le face à face avec les autres (les voisins allemands, les officiers anglais parvenus les premiers au camp, les kapos et autres petits chefs, les SS, les infirmières françaises, etc.), dans la fraternité des camps (du moins pour ceux qui appartiennent déjà à une fratrie, en l’occurrence le communisme et les «rouges espagnols»)… et dans le retour. Car Semprun se met en scène dans le retour à la normalité, et dans une transition difficile. Au cœur de cette histoire, constamment reprise et entrelacée entre les divers écrits, la question des rencontres, de l’Autre et de la communication, est dominante : quand l’auteur déclame, à un Maurice Halbwachs mourant sur son châlit, du Baudelaire, quand il noue un contact avec un gardien allemand compatissant et mal à l’aise, ou quand il sent la colère sourde monter face à ceux qui ne veulent pas savoir. Communiquer, c’est aussi échanger, telle cette réflexion en forme de dialogue écrit, nouée avec Robert Antelme au moment de la sortie de L’Espèce humaine, par l’entremise d’une recension.

Pour quiconque s’intéresse à l’histoire, à l’expérience de la guerre et des camps, cette anthologie est indispensable. Ainsi, la collection ''Quarto'' rend non seulement hommage à un grand écrivain, un styliste talentueux qui maîtrise l’art des nuances, des silences, mais elle s’ouvre également à un grand témoin, un regard et un corps façonnés par le siècle passé et ses abîmes. De cette vie dense, l’ouvrage propose déjà, comme une introduction, un long cahier biographique, illustré par 36 photographies : une manière de saisir l’écrivain et de replacer le fil de son œuvre dans le cours d’une vie dédiée aux combats, politiques et humains. Quelques préfaces et courts essais, rédigés à titre de témoignage, viennent compléter les cinq grands romans réunis ici, et qui forment un cycle «concentrationnaire». Car Buchenwald demeure le traumatisme majeur et Semprun, de manière récurrente, y revient, évoquant le voyage, les amis perdus, les conditions de vie et de survie, des épisodes parfois resurgis (Le Mort qu’il faut) qui sont autant de dialogues avec le passé et avec la mort. Et le tout d’une plume comme portée par l’horreur, pressée d'en finir et en même temps, de dire.

Magistral.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 10/07/2012 )
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