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L'Expérience concentrationnaire est-elle indicible ?
de Luba Jurgenson
Editions du Rocher 2003 /  22 €- 144.1  ffr. / 396 pages
ISBN : 2-268-04617-6
FORMAT : 16x24 cm

Dire sans raconter : un défi humain et littéraire

L’ouvrage de L. Jurgenson est assurément d’un type nouveau. Il s’efforce d’étudier l’aspect formel d’une littérature dont le fond, par l’horreur abyssale qu’il évoquait, avait jusqu’ici seul retenu – ou presque, l’attention de ses commentateurs : le genre concentrationnaire. Il s’agit là d’analyser les écrits d’anciens déportés pour découvrir quels sont les procédés qui permirent aux victimes du camp de témoigner. Retranscrire dans un texte une expérience souvent considérée comme marquée du sceau de l’indicible n’a rien d’évident, l’on s’en doute. L’auteur tente ici de caractériser la démarche qui rend l’écriture possible quand l’humain semble avoir disparu, et avec lui la possibilité de faire œuvre d’art.

Une approche purement littéraire d’un tel phénomène paraîtra, de prime abord, choquante à certains: la démarche événementielle, l’analyse politique, la compréhension des implications éthiques de la Shoah peuvent être perçues comme les seules attitudes moralement acceptables, face à la manifestation de l’inhumanité de l’homme. Mais L. Jurgenson, en étudiant la manière dont le témoignage sur l’expérience concentrationnaire a pu nous être donné, n’occulte pas ces exigences ; elle nous explique comment ces impératifs, présents à l’esprit des rescapés de l’horreur, ont pu être conciliés avec la nécessité de partager avec les autres ce savoir silencieux. Affirmer que le genre concentrationnaire existe, ce n’est pas réduire les œuvres qui s’y rattachent à une forme de littérature comme les autres, c’est plutôt montrer la spécificité des auteurs des camps, par l’usage particulier qu’ils ont fait des moyens offerts par la langue. Loin d’oublier le caractère unique et central de la matière des œuvres dont elle traite, L. Jurgenson explicite donc au contraire l’impact d’une telle singularité sur le mode d’écriture des anciens déportés, et plus globalement sur la littérature tout entière.

Le grand reproche que l’on pourrait pourtant lui faire concernerait plutôt la délimitation du sujet. Le but du livre est d’analyser la manière dont l’expérience des camps nazis et soviétiques a pu être offerte à la réflexion de lecteurs ne l’ayant pas vécue. Or ce choix de ne s’attarder qu’au cas du IIIème Reich et de l’URSS (alors qu’elle-même souligne certaines différences qui empêchent de les assimiler totalement à des manifestations similaires d’une même barbarie) sans considérer l’expérience d’autres régimes, n’est nulle part vraiment justifié. En effet, les analyses de livres de P.Levi et de V.Chalamov, par exemple, quand elles se recoupent, semblent être applicables assez souvent à des œuvres comme Le Prisonnier de Mao, de J.Pasqualini (Gallimard, 1975) ou L’enfant khmère de G.Sheehy (Belfond, 1989). Sans doute y a-t-il des raisons à cet ostracisme à l’égard des camps chinois ou cambodgiens, mais l’on peut regretter que l’auteur ne les ait pas exposées plus clairement, afin d’expliciter la juxtaposition d’écrits sur des camps régis par des finalités différentes quand ce qui les unit, à savoir la volonté impitoyable de détruire l’homme avant de l’anéantir, ne semble guère être leur apanage exclusif.

Néanmoins, cet aspect méthodologique mis à part, il faut reconnaître à l’ouvrage un caractère éminemment novateur en ce sens qu’il parvient à nous éclairer tant sur la nature des régimes totalitaires que sur l’évolution de la littérature moderne, grâce à une analyse solidement menée des procédés techniques par lesquels le témoignage sur l’expérience concentrationnaire est rendu possible.
Cette énonciation du fait concentrationnaire se fait en deux temps. Elle peut paraître, à première vue, irréalisable, parce que le camp modifie à tel point l’être humain que l’auteur qui veut ne serait-ce que présenter, dire son expérience, sans même la mettre à distance doit opérer une traduction, du langage du camp à celui du «monde extérieur». Le vécu du camp constitue un livre 0 qui ne peut être écrit, puisqu'au moment de la détention, l’auteur avait perdu jusqu’à son «je» et la perception objective, énonçable, qu’il permet d’obtenir. Le livre 0 est un livre collectif, une Vérité qui appartient tant aux morts qu’aux rescapés, dont la possession est un fardeau, mais aussi un héritage que le déporté peut se sentir le devoir de publier.

Cependant, ce livre 0 n’est pas un témoignage car il n’est pas incorporé au langage. Et la grande difficulté vient alors de la nécessité qu’il y a de transcrire ce vécu en une langue adaptée aux récepteurs de l’ouvrage sans que l’on assiste à une déperdition de sens. C’est là tout l’objet de ce «livre 1», qui vise à présenter le livre 0 sans mise à distance de la matière du brouillon. Cela demande une technique particulière, et ce sont ces procédés d’actualisation, d’identification à un «non-sujet», que L. Jurgenson analyse. Et, de par la similitude des méthodes littéraires, l’on devine des similitudes de vécu concentrationnaire entre les mondes nazi et soviétique, et certains aspects du camp en sont éclairés.

Quant au «livre 2», il ne peut être écrit qu’après un certain laps de temps, puisqu’il veut, consciemment cette fois, évoquer la réalité du matériau-livre 0 sans prétendre le montrer directement. Il exige de l’auteur qu’il ait intériorisé sa connaissance du livre 0, et qu’il soit capable de le dire dans un langage étranger à celui du camp. Il recourt à une mise en relation des mots et des choses avec leur poids symbolique et le système de références qu’ils supposent. Peu importe ici si la réalité du livre 0 n’est pas décrite exactement, si l’impression produite par le livre 2 sur le lecteur la retranscrit fidèlement. L’étude de la manière dont s’effectue ce passage du vécu dit au langage symbolique permet à L. Jurgenson d’en déduire des éléments propres à éclairer le fait concentrationnaire et l’évolution de la littérature.

Il aurait été en effet artificiel de réaliser cette analyse sans avoir à l’esprit le fameux «écrire de la poésie après Auschwitz est barbare» et la problématique de la légitimité de la littérature après les camps est clairement abordée. Le genre concentrationnaire montre ici pour L. Jurgenson que, plus que jamais, la littérature est un outil essentiel pour préserver son humanité, et se souvenir.

Pour autant, elle a dû subir une mutation, déjà à l’œuvre chez Dostoïevski ou Kafka : elle a intégré le vide, et recréé l’espace d’un autre monde, le nôtre, «einsteinien». Mais n’est-ce pas le signe d’une lucidité croissante ? Ecrire jusque sur les camps, c’est repousser très loin les limites de la littérature, et affirmer, malgré tout, la permanence d’un certain «humanisme», puisque ce faisant l’homme découvre et domine ses zones d’ombres et ses lacunes les plus absolues, et que, face au vide il ne peut que constater son existence, quelque injustifiée qu’elle puisse paraître. Pour comprendre cet optimisme, peut-être faut-il se rappeler que L. Jurgenson est maître de conférence en littérature…

Aurore Lesage
( Mis en ligne le 10/12/2003 )
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