L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Géopolitique  

L'Inde contemporaine de 1950 à nos jours
de Christophe Jaffrelot et Collectif
Fayard - CERI 2006 /  35 €- 229.25  ffr. / 969 pages
ISBN : 2-213-62427-5
FORMAT : 16,0cm x 24,0cm

L’auteur du compte rendu : agrégée d’histoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié L’Histoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à l’historiographie (Flammarion, 2002).

Fidèle à elle-même et résolument ouverte à la modernité : l’Inde

Cette réédition augmentée d’un ouvrage désormais classique sur l’Inde (sous la direction de Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI), réunit 32 auteurs (dont Guy Poitevin, décédé en 2004, à qui le livre est dédié), parmi les meilleurs spécialistes, qui dressent un tableau très complet de l’Inde contemporaine, intelligent, érudit, de lecture aisée et se refusant résolument à entériner les modes en cours. Loin des clichés et des analyses superficielles, ce volumineux ouvrage, résultat d’une collaboration entre Sciences-Po et les éditions Fayard, est d’une lecture stimulante. Il s’adresse à un public soucieux de mieux comprendre une réalité complexe, qui a changé plus qu’on ne le pense et cependant moins qu’on ne le dit parfois, surtout dans une presse avide de sensationnel.

Quatre parties divisent l’ouvrage : «Politique et économie : la voie indienne et ses transformations», «L’Union Indienne ou la gestion politique de la diversité», «La Population indienne : classes, castes et communautés», «Des arts et des médias entre tradition et modernité». Cent pages d’annexes complètent l’ensemble (chronologie, glossaire, bibliographie, index).

La première partie reprend les grandes lignes du développement politique et économique de l’Inde depuis l’indépendance. Elle présente de façon claire les étapes de la modernisation du pays, les grandes lignes de la politique extérieure (non-alignement des années 60 et redéploiement actuel) et montre la naissance d’une puissance qui doit trouver sa place aussi bien sur le plan international qu’en Asie du Sud, sa zone «naturelle». L’Inde aujourd’hui, dans le contexte international de l’après 11 septembre 2001, puissance nucléaire (essais de 1998, en dépit des Etats Unis), affirme désormais la volonté de voir se modifier les termes de la comparaison avec une Chine présentée comme puissance émergente depuis les années 1990 ; depuis le 11 septembre, les Etats-Unis affichent la volonté d’entretenir avec l’Inde des relations étroites, qui se traduisent, entre autres, par des accords de coopération technologique. Cette politique internationale est soutenue par une politique récente (fin des années 90) et inédite pour l’Inde de réformes de ses forces armées. Se dessine ainsi, loin des idées reçues, une évolution indienne originale. Le pays, depuis la fin des années 70, vit ce que l’intitulé du chapitre IV nomme «une démocratisation paradoxale», fondée depuis les années 1990 sur le système des castes que l’on n’attendait pas nécessairement sur ce terrain, et auquel Christophe Jaffrelot a consacré une stimulante étude (Inde : la démocratie par la caste. Histoire d'une mutation socio-politique 1885-2005, Paris, Fayard, Coll."L'espace du politique", 2005).

La seconde partie, la plus brève, analyse les divers conflits et forces centrifuges que l’Union a dû affronter dans la construction difficile d’un pouvoir central. Dominée par une majorité hindoue (hindi belt), l’Etat indien doit depuis 1947 affronter forces centrifuges et tentations autonomistes ou régionalistes. Tensions religieuses et sociales, inégalités économiques et exemples des pays voisins jouent dans ce sens. Ces tendances furent constamment contenues, soit par une répression impitoyable, soit avec compromis et négociations.

La troisième partie, consacrée à la population, bouscule allégrement nombre d’idées reçues et pose les grandes lignes d’une société diverse, en proie à des mutations profondes, sur fond de croissance démographique : le seuil du milliard d’habitants est dépassé en 2000 ! L’Inde sera sans doute le pays le plus peuplé du monde à l’horizon 2040. C’est une population rurale pour sa majorité, qui connaît certes l’émergence d’une classe moyenne, mais demeure fortement structurée autour du système de castes. Cependant, là aussi, le système est en profonde restructuration : restructuration entreprise dès la période coloniale, mais accélérée par l’introduction du suffrage universel, et plus récemment par les politiques de discrimination positive qui ont surtout profité aux basses classes. Enfin, l’appartenance religieuse pèse fortement dans l’organisation sociale. Un nationalisme hindou s’est largement développé, et les autres communautés religieuses ont payé un lourd tribut à ce renouveau, en particulier la communauté musulmane. La règle est celle de la diversité (hindous majoritaires, mais aussi musulmans, chrétiens, sikhs, parsis, bouddhistes, minuscules communautés juives).On présente volontiers l’image d’une «Inde terre de toutes les religions», la réalité est moins idyllique et, dans les moments de crise, les tensions intercommunautaires s’expriment de façon très violente. Malgré ces tensions, en 2004, lorsque le parti du Congrès revient au pouvoir , le président de la République est un musulman, la présidente du parti majoritaire Sonia Gandhi est d’origine chrétienne, et, pour la première fois dans l’histoire du pays, le premier ministre est sikh.

La dernière partie est consacrée aux arts et aux médias. Si depuis quelques années le terme de Bollywood est devenu une expression consacrée (l’expression date en fait des années 70), les relations entre Inde et cinéma sont fort anciennes : en 1896, un opérateur des frères Lumière vend à Bombay du matériel cinématographique ; dans un premier temps, seules les élites y ont accès, mais très vite se crée un milieu indien de cinéastes, d’acteurs, de distributeurs commerciaux. Deux tendances cinématographiques s’affirment dès le début du XXe siècle, vouées l’une et l’autre à une belle postérité : le cinéma mythologique et le cinéma social. En conquérant un public populaire, les réalisateurs utilisent un répertoire choisi dans une riche tradition de légendes et d’iconographie. Rien ne saurait, en Occident, se comparer à l’enthousiasme qui entoure le monde du cinéma indien ; pour en donner une idée : lorsque meurt en 1987 un des plus célèbres acteurs, M.G. Ramachandran, un temple est construit à Madras, qui lui est dédié ! Pour expliquer cette réussite inégalée, Joël Farges constate qu’il s’agit d’une «symbiose entre un art et une civilisation» (p.692). Des générations de cinéastes se sont succédées : du premier, D.G. Phalke (1870-1944, avec en 1913, Raja Harischandra, premier long métrage indien, un épisode du Mahabharata), à la génération de Satyajit Ray (1921-1992) avec qui l’Occident a découvert le cinéma indien, tandis que le public indien lui préférait les mélodrames de Guru Dutt. Chaque génération a ses réalisateurs, et à Cannes en 2002 est présenté Devdas de Sanjay Leela Bhansali. Le cinéma est présent à chaque instant de la vie quotidienne : dans les affiches, les loisirs, la fascination qu’exercent les acteurs. Ceci s’explique aussi dans une civilisation pour laquelle l’image est constamment présente et depuis toujours : peinture, fresques murales, décorations des maisons, des édifices cultuels, arts savants, traditions populaires… La richesse de la tradition iconographique indienne s’impose à tout observateur ; et si celle-ci est fondée sur une tradition millénaire, elle prend aussi le tournant de la modernité, s’ouvre à l’extérieur, aux influences étrangères qu’elle s’approprie.

Il en est un peu de même pour la très riche littérature indienne, dont l’Occident n’a qu’une très faible idée. Littérature vernaculaire écrite dans les multiples langues du monde indien ; littérature indo-anglaise qu’illustre Salman Rushdie, M Ondaatje (prix Médicis étranger 2000 pour son Anil’s Ghost), V. S. Naipaul (prix Nobel de littérature 2001). Si l’on souligne pour la littérature l’ancienneté de l’écriture, de la tradition, et la réussite actuelle dans l’ouverture à un contexte international, il en est de même pour la musique : musique savante, musique religieuse, musique populaire, autant de facettes d’un art riche, millénaire, dont l’Occident n’a qu’une idée tout à fait partielle et que la lecture des pages qui lui sont consacrées invite, de façon intelligente, à mieux découvrir. Enfin, il faut noter la vitalité de l’audiovisuel (en février 2005, la moitié des 220 millions de foyers indiens sont équipés d’un téléviseur), la première chaîne de radio a été fondée en 1927. Aujourd’hui la tendance est à une émancipation timide par rapport à l’Etat et au parti du Congrès. Fort lue, la presse – nationale et régionale - atteint des tirages considérables. Dans un pays où l’alphabétisation régresse, alors que la croissance économique s’affirme, les rapports de la presse et de la démocratie sont une vraie question.

Ce travail collectif est une somme irremplaçable pour qui s’intéresse à l’Inde contemporaine, en passe de devenir l’une des très grandes puissances internationales, un ouvrage de références dans lequel on va chercher un renseignement, une explication, mais que l’on peut aussi lire de bout en bout avec un intérêt soutenu.

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 28/02/2007 )
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