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Eloge du suffisant
de André Gorz
PUF 2019 /  9 €- 58.95  ffr. / 92 pages
ISBN : 978-2-13-081663-8
FORMAT : 11,5 cm × 17,5 cm

Christophe Gilliand (Directeur scientifique)

Ecosocialisme

. Eloge du suffisant, publié en 1992 dans une revue marxiste, et à une époque où l'on ne parlait pas encore de décroissance, n'a pas pris une ride. Il s'inscrit dans une veine que personne – pas même Christophe Gilliand qui commente pourtant ce texte avec beaucoup d'acuité – ne semble avoir relevée : celle de la grande philosophie grecque hellénistique, épicurienne, cynique et stoïcienne.

Gorz y défend – comme Ellul, Illich ou Charbonneau – un écologisme plutôt centré sur la qualité de vie, anthropocentré, où la nature n'est pas défendue pour elle-même, mais parce qu'elle est un des éléments fondamentaux dont l'Homme moderne est privé, ce qui conduit à son aliénation. Et, surtout, cette défense de la nature ne tient pas – loin s'en faut – dans une intervention protectrice ou reconstructrice : ce serait ajouter de l'hubris à l'hubris et, surtout, renforcer encore davantage l'organisation bureaucratique, technocratique, industrialiste, voire scientiste qui a mené à sa perte et à celle de ce qui a durant toute son oeuvre obsédé Gorz : l'autonomie. Car nous sommes prisonniers du système qui détruit la nature et nos relations avec elle ; nous ne devons pas le devenir de ce qui prétend la sauver, la gérer, la manager et qui relève exactement de la même logique – logique axée sur la centralisation, l'accroissement et l'accumulation du pouvoir doublée de la division productiviste du travail que l'on trouve actuellement dans les innombrables versions du développement durable et autres Green New Deal.

En bon écosocialiste, Gorz pense que c'est le capitalisme qui est responsable de la déprédation écologique ; en volant la propriété des moyens de production mais aussi, et d'une même mouvement, tous les savoirs et usages techniques, organisationnels, des mains des ouvriers, le capitalisme a séparé les travailleurs de leurs besoins réels, et mécanisé le travail lui-même. Les travailleurs pré-capitalistes ne cherchent pas à accumuler un surplus qui va permettre une production supplémentaire, donc la nécessité de l'écouler au travers de la création de besoins artificiels ; ils arrêtent la production – et s'enrichissent de leurs temps – une fois que leurs besoins – perçus et élaborés par eux-mêmes – sont satisfaits.

C'est le bon sens des travailleurs que le capitalisme a détruit avec sa logique d'accumulation. Cependant, il ne faudrait pas croire que si l'on détruit le capitalisme, les travailleurs retrouveraient leur bon sens traditionnel et cesseraient de détruire la nature. Le bon sens - l'autolimitation, dit Gorz - doit être politiquement, démocratiquement institué, et c'est ce qui permettra de détruire le capitalisme. Outre l'autogestion des entreprises, l'une des pistes à suivre est une forme maximaliste du revenu universel, qui permettrait la réduction (donc le partage) du temps de travail.

Autant dire que Gorz oublie que les catastrophes écologiques et les délires de la volonté de puissance humaine n'ont pas attendu le capitalisme pour détruire la nature, même si, faute de moyens suffisants, c'était dans des zones limitées ; il oublie aussi qu'en refusant de se plier aux exigences qui peuvent être tirées de l'écologie scientifique, il passe à côté, notamment, du phénomène d'entropie mis en avant pas Georgescu-Roegen. Il n'aborde pas davantage les problèmes de modifications non pas de la nature, mais de la nature humaine, qui commençaient à poindre à l'époque et qui sont devenus cruciaux aujourd'hui – d'autant plus que les techniques transhumanistes tentent de se justifier par la valeur d'autonomie associées à une vision consumériste de l'autonomie humaine.

Ainsi, la question centrale et implicite de son raisonnement est : «comment peut-on politiquement organiser la société pour que l'autolimitation puisse avoir lieu ?». Aujourd'hui encore, la question reste en suspens.

Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 03/05/2019 )
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