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Les Ingouvernables - De l'extrême gauche utopiste à l'ultragauche violente, plongée dans une France méconnue
de Eric Delbecque
Grasset 2019 /  20,90 €- 136.9  ffr. / 345 pages
ISBN : 978-2-246-81733-8
FORMAT : 14,0 cm × 20,4 cm

Au cœur du bloc ?

Depuis Sivens et Notre Dame des Landes, un nouveau type d’activisme politique n’en finit pas d’émerger, bien éloigné de la génération Larzac et du rêve pastoral de certains : un activisme qui conteste à l’Etat son monopole de la violence légitime, et applique des tactiques de guérilla urbaine. Nourris à diverses idéologies (autonomisme, altermondialisme, antispécisme, anarchisme, écologie critique, etc.), cette opposition s’organise et se structure en désignant l’Etat comme son adversaire privilégié. Mais à rebours des organisations terroristes des années 70, la violence pratiquée par ces groupes prend place au sein d’affrontements, de manifestations ou d’occupations, appelés à devenir des ZAD, des zones d’autonomie. De la sorte, la contestation s’étend au territoire, aux communautés. Si les manifestations récentes ont mis en avant la violence des black blocs, militants radicaux d’un anticapitalisme à spectre large, la voie de la violence politique s’avère bien plus diversifiée.

Spécialiste des questions de sécurité, Eric Delbecque s’est penché, dans un essai dominé par l’actualité (jusqu’aux gilets jaunes et l’affaire Benalla), sur ce renouveau de la violence politique, sur ses sources culturelles ainsi que sur ses mutations récentes. Le tableau est intéressant, même si l’auteur observe ces nouvelles sociabilités contestataires depuis l’autre rive, sans pouvoir s’appuyer sur une enquête de terrain. Partant de l’actualité et d’affaires récentes, il interroge la question du maintien de l’ordre et ses prolongements politiques, et observe au passage les tactiques au cœur des manifestations. En insistant sur le volant médiatique de ces confrontations, et sur la capacité des organisations contestataires à user des images et à mettre en scène leur face à face, Eric Delbecque entend montrer que la bataille ne se joue pas uniquement au niveau local, dans la constitution de ce qu’il appelle une «utopie pirate», mais bien sur le plan de l’information. A cet égard, l’activisme écologique est particulièrement évoqué, l’auteur faisant de Greenpeace l’inspirateur et l’ancêtre putatif des écowarriors contemporains, notamment dans le domaine de la médiatisation.

Mais bien plus que les tactiques, le point essentiel demeure la stratégie, l’objectif visé et le but à atteindre. Au cœur de la démonstration, on trouve cette notion, qui donne à l’ouvrage son titre, d’ingouvernables (également HipPunk power… les formules sont plus ou moins heureuses), c’est à dire une frange de la contestation qui récuse le modèle sociétal et ne trouve plus dans la vie politique une expression satisfaisante, en dépit des efforts de tel ou tel politicien pour réintégrer ce troupeau (à cet égard, les pages consacrées à l’impossible rencontre entre ces groupes et la France Insoumise sont assez bien senties). L’appel à la désobéissance civile et la convergence des luttes tiennent alors lieu de programme pour cette communauté en cours de socialisation.

Pour expliquer cette dynamique, l’auteur arrive au gros mot du moment, la radicalisation, avec, déclinaison verte de ce schéma, l’hypothèse que l’écologie radicale devient un antihumanisme. Et dans l’entonnoir idéologique qui mène à ce phénomène, il place de manière un peu cavalière la gauche révolutionnaire aussi bien que l’écologie politique, l’altermondialisme, le trotskisme, etc. On passe alors du portrait d’une société en marge - une ethnographie brossée à la hussarde, mais plaisante à lire - à un discours sur les organisations contestataires au sens large. Là, la synthèse s’avère expéditive, bardée de références rapidement jetées, trop synthétique, et l’essai d’idées politiques, quoiqu’étayé par quelques lectures fortes, aurait mérité des lumières et explications supplémentaires.

Si Eric Delbecque ne fait pas l’économie des notions les plus hypes (tel l’islamo-gauchisme, devenu un leitmotiv dans une certaine presse, ou encore la radicalisation), il propose, à rebours d’un discours sensationnaliste, de prendre quelque recul sur ces notions, sans toutefois s’engager trop loin, et préfère s’attacher au portrait de l’extrémiste, qui s’insère plus facilement dans la démonstration. Il faut saluer cette retenue. Dans une dernière partie conclusive, l’auteur oppose le matérialisme et le libéralisme conquérant de l’oligarchie, avec son terrible cortège d’inégalités, et la violence émancipatrice des contestataires : au centre, la question de l’ordre se pose, prérogative d’un Etat qui peine à tracer son chemin.

L’ouvrage est, comme on dit, de circonstance et ne se départit pas d’un style très journalistique (jusque dans la couverture), où l’art de la formule l’emporte parfois sur la rigueur du discours. Mais en envisageant une cartographie de cette contestation aux marges, en proposant d’en tracer une généalogie (qui reste à discuter), en en inventoriant les formes, les références, les ambitions supposées, l’auteur ouvre une porte sur un phénomène mal connu et trop caricaturé, et propose, au lecteur féru d’actualité, une première analyse bienvenue.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 15/05/2019 )
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