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Pierre-Joseph Proudhon. L'anarchie sans le désordre
de Thibault Isabel
Autrement - Universités populaires & Cie 2017 /  18,50 €- 121.18  ffr. / 180 pages
ISBN : 978-2-7467-4545-2
FORMAT : 13,0 cm × 20,5 cm

Michel Onfray (Préfacier)

Pierre-Joseph Proudhon. L'anarchie sans le désordre

. À l'heure de la mondialisation, on tente de trouver des solutions à la crise économique, et de gérer les affaires humaines d’une façon générale. Il n’est alors pas étonnant de revoir surgir la méthode proudhonienne faisant appel au mutuellisme et au fédéralisme.

C’est dans cette optique que s’inscrit l’essai synthétique et limpide de Thibault Isabel. On connait l’opposition entre Karl Marx (1818-1883), le père du communisme, et Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), le père de l’anarchisme. Le dernier écrivit un essai, Misère de la philosophie (1846), auquel le second répondit par Philosophie de la misère (1847).

La préface de Michel Onfray oppose dogmatiquement les deux théoriciens, donnant la primeur à Proudhon face à Marx. Si Marx s’inscrit dans une optique autoritaire, posant la lutte contre l’exploitation capitaliste par un prolétariat souverain, la révolte autogérée de la base a quant à elle la faveur de Proudhon. Mais il semble un peu simpliste d’opposer les deux hommes d’une façon aussi catégorique d’autant que leur pensée a évolué et qu’il s’agit d’arguments théoriques assez complexes et nuancés sur le long terme. Il vaudrait mieux prendre chez l’un comme chez l’autre les analyses pertinentes et de rejeter les impasses plutôt que de jeter les penseurs l’un contre l’autre.

Certes Marx est plus théorique, encore investi par l’idéalisme hégélien, alors que Proudhon pense remédier le problème par la base, d’une façon plus pragmatique et concrète. Marx, s’il est un remarquable analyste du système capitaliste, ne se méfie pas assez du retour d’un système autoritaire et sa résolution du système capitaliste paraît plus conceptuelle que réalisable. Il ne voulait avoir rien à faire avec l’économie politique habituelle et éliminer les classes sociales par une révolution prolétarienne assez radicale mais peu enracinée dans la complexité humaine. Selon lui, la monnaie et l’État devaient disparaître car générant d'éternels conflits et l'exploitation alors que Proudhon tente de les «gérer» plutôt que de les éradiquer totalement.

C’est le dilemme. Éliminer l’État et la monnaie semble utopique mais y faire face ne semble pas non plus résoudre le problème, comme on le constate de nos jours, la situation ne faisant qu’empirer. Néanmoins, malgré son pragmatisme comme le note Thibault Isabel (ce qu’oublie Michel Onfray), Proudhon fut un misogyne et un antisémite carabinés, éliminant plus de la moitié de la population dans sa théorie. Peu concret au final.

La chose est donc complexe. Thibault Isabel essaye de montrer que Proudhon tente de concilier anarchie et autorité, liberté et ordre, de faire face à deux paramètres dont il ne faudrait pas éliminer l’un au profit de l’autre. Sans entrer dans tout le détail d'une théorie que Thibault Isabel résume clairement, Proudhon prône le fédéralisme. Celui-ci désigne un pacte, une alliance entre plusieurs chefs de famille, une ou plusieurs communes, un ou plusieurs groupes de communes ou d’États, par quoi ils s'obligent réciproquement. «Le cadre fédératif n’est pas le cadre juridique qui nous inscrit dans une communauté mais le cadre juridique qui régule l’interaction entre l’individu contre les communautés d’appartenance» (p.90). Ce fédéralisme politique ne transfère qu’une partie de la liberté de chaque individu ou de chaque corps intermédiaire. Proudhon défend aussi le mutuellisme économique, c'est-à-dire le fait d’organiser la société humaine selon la réciprocité, l’équilibre et l’avantage mutuel, notamment par la création d’entreprises coopératives où des travailleurs peuvent s’associer avec des devoirs et des bénéfices, de manière autogérée. Ce qui permet de respecter la liberté individuelle et d’échapper au centralisme étatique et/ou jacobin en développant une localisation de l’économie.

Il s’agit donc de combiner la liberté individuelle de base dans une structure surplombante ou un pouvoir central, sans que les deux soient hégémoniques ou autoritaires, un système ingénieux mais délicat à réaliser. Proudhon n’est donc pas contre un capitalisme local, une économie minimale concurrentielle (pour Marx, cela ne pouvait que s’aggraver) mais il s’oppose aux monopoles des grands groupes tels que ceux que l'on voit aujourd’hui et qui dépossèdent l’individu de tout contrôle.

L’essai de Thibault Isabel est lumineux. Tout le monde peut le comprendre et s’en emparer. Parfois, l'auteur rate le coche, notamment vers la fin de l'essai en célébrant le fait que des particuliers se contactent sur des réseaux sociaux pour s’échanger des services (covoiturage, prêter sa maison) sans se rendre compte que l’économie libérale a récupéré cette façon de faire (Uber, AirBnB) notamment par le jeu d'intermédiaires, ce que l’on appelle l’ubérisation de la société. Il faudrait à ce titre que des individus s’entraident réellement, d’une façon non dogmatique, pour aider autrui, ne serait-ce que pour pouvoir vivre décemment dans un monde de plus en plus fragmenté.

C’est le problème actuel : le libéralisme n’est plus seulement une structure économique rigide mais aussi un outil de colonisation du monde intérieur et subjectif de l’Homme (son égoïsme, son narcissisme), une subversion d’autant plus redoutable qu’elle paraît libertaire ou individuelle («la mode de la personnalisation») tout en reconduisant «les eaux glacées du calcul égoïste» (la formule est de Marx).

On aura donc toujours besoin d’un petit Marx chez soi pour décrypter l’air du temps. Au final, Marx et Proudhon sont indispensables et s’éclairent l’un l’autre.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 05/07/2017 )
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