L'actualité du livre
Essais & documentset Questions de société et d'actualité  

Salutations révolutionnaires
de Sophie Bonnet
Grasset 2018 /  19 €- 124.45  ffr. / 320 pages
ISBN : 978-2-246-81518-1
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

Week-Ends à Poissy

Pendant quatre ans, de 2014 à 2018, Sophie Bonnet, documentariste, est allée, deux fois par mois, visiter dans la centrale de Poissy un détenu au nom double : Ilich Ramirez Sanchez, plus connu sous le nom de Carlos. Carlos, c’est ce terroriste un peu oublié désormais, mais dont le nom fit régner la terreur dans les années 70 et 80. Carlos et son réseau sont à l’origine des attentats du Drugstore Publicis ou encore de la prise d’otage d’Alger lors de la réunion de l’OPEP… Émanant de l’extrême gauche, passé par le bloc de l’Est, la cause palestinienne et le FPLP, la Libye et le Soudan, Carlos, surnommé le chacal, est une sorte d’anguille idéologique, dont le parcours, à mi chemin du terrorisme et du mercenariat criminel, déconcerte. Mais dans l’histoire du terrorisme, c’est un nom qui résonne.

Tout cela, Sophie Bonnet le sait, mais elle voit aussi un autre homme, Ilich, un homme seul, entiché de sa propre réputation, et qui s’accroche désespérément à son histoire pour ne pas se confronter à la réalité de sa situation, celle d’un condamné à une triple perpétuité. C’est le début d’une relation un peu schizophrène : l’auteur découvre un prisonnier à la fois populaire et charmeur, colérique, infatué de lui-même, avec des réactions puériles et un art consommé de la manipulation… En même temps, elle voit un homme qui tente de redonner un peu de lustre à une existence désormais miteuse, et que son impuissance étouffe. Comment exister dès lors ? En agitant son passé et sa réputation, en se rappelant, un procès après l’autre, aux bons soins de la France et de ses anciens appuis, en exploitant jusqu’à la corde une réputation et ses mystères. Car Carlos a eu des alliés, des appuis, dans le bloc de l’Est puis dans le monde arabe et finalement dans son Venezuela natal. Mais les soutiens disparaissent, chaque attentat chasse le souvenir du précédent, et désormais Carlos ne peut plus s’appuyer que sur quelques sympathisants, antisionistes que la cause réunit encore.

Un peu au hasard, et sans trop savoir quoi en faire, Sophie Bonnet vient et revient constamment, en dépit de ses doutes, de son ras le bol, de sa famille. Elle amasse donc du matériau, des conversations, des impressions… non sans difficultés, non sans écœurement. Partagée entre l’empathie envers Ilich, et l’horreur de Carlos, elle s’accroche à son projet de documentaire pour donner un sens à cette vie de visites. Et au passage, elle découvre la réalité des parloirs, l’ambiance d’une centrale, les familles, les proches, les règles, la promiscuité et ses difficultés. La prison est bientôt, plus qu’un décor, un moment de sa vie et de ce texte.

Le résultat est un livre singulier, impressionniste, et qui ne cache pas le trouble face à l’animal à sang froid : on y croise un personnage naguère terrifiant, dont on voit parfois les griffes encore surgir, mais devenu une sorte de caricature de lui-même, hâbleur et vindicatif, dont on ne sait trop s’il croit encore même à ses paroles. Le portrait, en contrepoint d’une femme, victime d’un de ses attentats, et qui finit par le dévisager lors d’un procès, ajoute à la force du texte. Témoin engagé, non pas sympathisante mais juste persévérante, Sophie Bonnet livre un récit à la fois dense et simple, efficace, une autre histoire du terrorisme à travers l’un de ses symboles.

Pour tous ceux qui veulent comprendre de l’intérieur les ressorts du terrorisme, et le prisme de la vie carcérale, un ouvrage très réussi, et une enquête au long cours.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 17/12/2018 )
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