L'actualité du livre
Essais & documentset Questions de société et d'actualité  

Pour vivre heureux, vivons égaux ! - Comment l'égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous
de Kate Pickett & Richard Wilkinson
Les Liens qui libèrent 2019 /  24,50 €- 160.48  ffr. / 413 pages
ISBN : 979-10-209-0670-0
FORMAT : 14,5 cm × 22,0 cm

Elise Roy (Traducteur)

Une vieille question

L'égalité est une vieille question philosophique, juridique et politique. Elle est aussi, si l'on en croit Kate Pickett et Richard Wilkinson, une question psychologique ou, plus précisément, de santé publique. Car dans cet ouvrage au titre un peu racoleur - et qui dessert le propos – on trouve une très sérieuse étude (à vrai dire une méta-étude : un passage en revue critique des recherches statistiques et des expériences explicatives sur les différentes facettes du sujet) qui suit celle présentée dans un ouvrage précédent – Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous (2009). Elle a comme objectif global de montrer que plus une société est inégalitaire, plus ses membres – du bas en haut de la hiérarchie - développent ou favorisent diverses pathologies, qui elles-mêmes peuvent augmenter les dysfonctionnements collectifs : anxiété, stress, dépression, schizophrénie, toxicomanies, tendances narcissiques, psychopathie, etc.

Il est vrai que, comme le montre la psychologie sociale, au centre de toute psyché, il y a l'image de soi, celle qui est réfractée et, au fond, façonnée par les autres, par les relations que nous entretenons avec eux. Aussi, quand les inégalités de statuts et/ou de revenus sont couplées avec une faible mobilité sociale effective, une grande compétitivité sociale et une propagande qui valorise à la fois la hiérarchie et les signes qui permettent les classements (comme les objets de consommation), la souffrance sociale des individus en bas de l'échelle, ou de ceux au milieu dont la situation peut se précariser, est psychologiquement extrêmement difficile à supporter.

Les statistiques en attestent, puisque les pays considérés comme les plus égalitaires (notamment grâce à leur système généralisé de sécurité et de redistribution sociales au sens large) présentent moins de problèmes psychiatriques, mais aussi de problèmes physiques liés à la tension artérielle, au cholestérol, etc. Il y a même un effet moral de l'inégalité ; les riches ou les bénéficiaires d'un haut statut tendent à développer des comportements dominants, plus narcissiques, plus agressifs, et moins solidaires, moins empathiques et compassionnels. Mais il y a pire : si l'inégalité favorise la psychopathie, elle la valorise aussi, en fait un état désirable, voire une vertu – et l'on ne peut s'empêcher ici de penser au roman American Psycho de Brett Easton Ellis et à ce personnage creux que tout le monde admire comme représentation presque anonyme, et en tout cas dépersonnalisée, de la réussite sociale. Les jugements sociaux les plus méprisants ne viennent pas seulement de tout au-dessus de la pyramide, ils viennent de chaque strate, bienheureuse de se refaire une santé statutaire sur le dos de la strate inférieure, ainsi qu'on le vit se manifester si outrancièrement dans les sociétés coloniales. Les auteurs soulignent au passage un paradoxe peut-être pas si étonnant qu'on pourrait le penser : l'autovalorisation de soi est plus développée dans les sociétés inégalitaires, comme s'il fallait donner le change et garder bonne figure.

Quoique la question ne soit pas posée par l'ouvrage, on pourrait à ce propos se demander si les inégalités instituées n'appellent pas nécessairement d'autres inégalités, pour ainsi dire compensatoires, au sein des classes inférieures ; si pour pouvoir supporter d'être en bas, il ne fallait pas créer des statuts plus bas encore et si, au final, ceux qui se trouvent en haut de la pyramide n'en conforteraient pas leur position. Ne serait-il pas intéressant de détourner, de réorienter le regard réprobateur venu du bas vers un peu plus bas tout en créant une compétition supplémentaire ? Comme les patrons font pression sur les salaires avec ce que Marx appelait ''l'armée de réserve'' (des travailleurs immigrés ou des travailleurs acceptant de plus bas salaires dans un pays où l'on peut relocaliser l'entreprise), les bénéficiaires de hauts statuts, et plus généralement d'un pouvoir plus étendu et plus effectif, feraient pression sur les statuts en leur offrant des concurrents en pâture. Là encore les expériences coloniales des Belges au Rwanda ou des Français en Algérie donnent d'excellents exemples de la manœuvre...

Les cinquième et sixième chapitres de l'ouvrage sont particulièrement intéressants puisqu'ils s'attaquent à la justification idéologique des hiérarchies sociales dans les sociétés hypermodernes : le mérite. Premier constat : les plus récentes recherches en anthropologie attestent que les sociétés préhistoriques étaient plutôt égalitaires, comme d'ailleurs l'était la plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs, lesquelles pouvaient être très violentes à l'égard de toute velléité de domination d'un de ses membres. Des expériences ont montré que, aujourd'hui encore, les enfants de 7 à 8 ans préfèrent les modes de redistribution plus égalitaires, même si cela les désavantage – et puis la société passe par là...

Par le biais de l'évolution, les comportements (culturels) favorisant le moins possible de distinctions sociales auraient été favorisés. Quant à la nature proprement dite, elle offre tout et son contraire, du chimpanzé violent et hyper-hiérarchisé au Bonobo égalitariste et pacifiste. Une chose est sûre en tout cas : scientifiquement parlant, la hiérarchisation n'est ni naturelle (en tout cas, pas plus que son contraire), ni inscrite comme inéluctable dans la nature humaine, ni nécessaire au bon fonctionnement d'une société - comme les anarchistes l'avaient compris, de Kropotkine à Murray Bookchin. Les auteurs évoquent à ce propos un jeu très instructif issu de la psychologie économique qui révèle que l'on préfère le refus d'une inéquité plutôt qu'un gain : on préfère perdre ce que l'on pourrait gagner si cela implique qu'un autre gagne déraisonnablement plus, que le résultat est inéquitable.

Non seulement la hiérarchie n'est pas naturelle, mais, en sus d'être nuisible à la santé et au bien être, le mérite qui la fonde à notre époque est une absurdité. En lui-même, il est une illusion puisque c'est le hasard (des opportunités et/ou de la naissance) qui intervient dans la réussite, infiniment plus que l'action individuelle, mais en plus, il n'amène pas les plus talentueux au pouvoir - la causalité est en fait inversée : la position sociale détermine, psychologiquement comme sociologiquement, les talents d'un individu, plus précisément, ce que l'on va considérer pour juger des qualités d'un individu. Les critères de jugement sont élaborés et diffusés à partir de valeurs de classes sociales, et bien souvent de stéréotypes : ainsi Platon, dans sa République, méprisait les capacités manuelles, lesquelles n'étaient dès lors pas méritoires et ne pouvaient justifier un statut élevé et le pouvoir de décision qui allait avec.

Par ailleurs, le milieu social détermine une partie importante des capacités cognitives d'un individu (qui ne sont heureusement pas définitives). Le mérite implique un point de départ égalitaire pour faire la course ; or, celui-ci n'existe pas, et la plupart des institutions (comme l'école), précisément parce qu'elles ne favorisent pas l'égalitarisme, renforcent ce biais de départ en n'assurant pas un parcours équitable, c'est-à-dire correcteur des inégalités de départ. Pire : les croyances et stéréotypes dévalorisant une catégorie d'individus vont être psychologiquement intégrés par ces individus, qui vont s'y conformer, notamment par des performances inférieures (si c'est ce que le stéréotype indique). Les chapitres sept et huit analysent les effets de la logique inégalitaire sur la société tout entière : explosion de la population carcérale, baisse générale de la culture, intensification du consumérisme (et donc des problèmes écologiques), etc.

Le livre est bien charpenté, bien argumenté, admirablement sourcé et érudit ; cependant, il ne marche que sur une jambe et une synthèse de l'aspect sociologique des inégalités serait bienvenue...

Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 03/07/2019 )
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