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Le Peuple contre la démocratie
de Yascha Mounk
Le Livre de Poche - Biblio essais 2019 /  8,70 €- 56.99  ffr. / 528 pages
ISBN : 978-2-253-25773-8
FORMAT : 11,0 cm × 18,0 cm

Jean-Marie Souzeau (Traducteur)

Grande crise conjoncturelle ou agonie de la démocratie ?

La paradigme de la démocratie libérale dominant le paysage occidental depuis 1945 et mondialisé depuis 1989 semble connaître une phase de déclin accéléré depuis le vote pour le Brexit et l'élection de Trump en 2016. La prophétie de Francis Fukuyama (Politologue américain, auteur en 1989 de La Fin de l'Histoire et le dernier homme) du triomphe mondial de la démocratie libérale fondée sur la prospérité économique et la paix a désormais vécu. L'Histoire aurait donc fait son retour si tant est qu'elle n'ait jamais connu de "fin". Les sanctuaires et modèles de la démocratie libérale, les Etats-Unis et les Etats européens, sont en passe d'apostasier leur ancienne foi.

Les politologues anglo-saxons ont largement étudié le concept de "consolidation" de la démocratie depuis 1945, en tentant de percer le mystère d'une stabilité inédite et de l'adhésion à un système politique basé sur la prospérité économique, la paix et l'éducation élargie. Le mythe de la démocratisation du monde s'inscrit dans une vision eschatologique (finaliste) liée à celui de la mondialisation "heureuse". Mounk évoque, chez les générations les plus récentes, l'effondrement de l'attachement à la démocratie y compris le goût pour son antithèse : beaucoup d'individus et notamment parmi les plus jeunes lui préfèrent des formes politiques autoritaires et vont jusqu'au rejet sans appel.

Le politologue, d'obédience démocrate, aborde l'essor du populisme : cette idéologie s'avère profondément anti-libérale car elle estime le pouvoir du peuple comme sacré et supérieur aux libertés publiques et individuelles. La Hongrie représente un exemple topique de régime populiste aujourd'hui : un ancien Etat communiste qui devait devenir un prototype idéal d'une jeune démocratie libérale à compter de 1989. Or, après la crise de 2008 qui a bouleversé l'économie et la société, Victor Orban prend le pouvoir en 2010 sur un programme de dénonciation du système de démocratie libérale jugé corrompu. Orban soutient un système de démocratie "illibérale", hiérarchique, nationaliste et anti-minorités : "Mais la Hongrie et la Grèce sont (...) les deux faces d'une même pièce (...) Les préférences du peuple sont devenues de plus en plus anti-libérales (...) De l'autre côté, les élites se sont emparées du système politique et l'ont rendu de plus en plus sourd. C'est ainsi que le libéralisme et la démocratie, les deux éléments cruciaux de nos systèmes politiques, sont désormais entrés en conflit".

L'ouvrage décrit l'apparition de démocraties sans libertés écornant l'alliance traditionnelle entre libéralisme et démocratie. Parallèlement, a émergé un libéralisme anti-démocratique, notamment chez les élites, incarné par les méfaits de la crise de 2008. La démocratie consolidée repose sur des piliers en voie d'écroulement : l'augmentation progressive du niveau de vie des citoyens à travers les générations, la confiance dans les institutions et les professionnels de la politique. Yascha Mounk exhorte "les démocrates à prendre conscience du péril du temps présent et rappelle que des temps extra-ordinaires ont débuté sonnant peut-être le début de la fin des temps démocratiques".

Il définit la "démocratie libérale" comme un système politique protégeant les libertés individuelles et publiques et permettant de transformer la volonté populaire en action réelle. Ce système peut connaître plusieurs maladies comme l'illibéralisme qui va préférer transmettre le pouvoir à un exécutif fort ou écraser les droits des minorités et des faibles. Elle peut également devenir un régime libéral anti-démocratique lorsque les élites accaparent l'Etat et se retournent contre le peuple. Le politologue, d'origine allemande, dessine la généalogie du démantèlement de la démocratie libérale en cours : de 1945 jusqu'aux années 90, le paradigme s'est construit en revers des régimes fascistes et nazis. A partir des années 90, la démocratie libérale se transforme, l'Italie devient la laboratoire politique de cette mutation décadente : les partis traditionnels de gauche et de droite volent en éclat sous l'effet de la corruption, conduisant à l'émergence d'un homme d'affaires providentiel, Berlusconi, le parangon du populiste politique post-moderne. Ce modèle se diffuse en Europe, puis au-delà depuis les années 2000 et davantage depuis 2008. La montée mondiale du populisme correspond à une vague anti-libérale et alimente également en retour la version anti-démocratique du libéralisme. Mounk rappelle que le populisme est historiquement l'antichambre de la dérive dictatoriale comme en Turquie, ou au Venezuela aujourd'hui.

L'élection de Trump aux Etats-Unis illustre le fait que le populisme prospère sur une fausse simplicité du discours politique, qui s'oppose à la complexité perçue comme mensongère et inauthentique : "Les électeurs n'aiment pas l'idée que le monde soit compliqué. Ils détestent entendre qu'il n'y a pas de solutions immédiates à leurs problèmes. Confrontés à des politiciens qui semblent de moins en moins en position de gouverner un monde à la complexité croissante, beaucoup sentent monter l'envie de voter pour quiconque leur promettra un règlement simple". Le populisme à la conquête du pouvoir en appelle très fortement à l'instauration de référendums populaires, et se veut le champion de la démocratie. Mounk cite l'ouvrage de Jan Werner Muller, Qu'est ce que le populisme ?, critiquant le concept de "démocratie illibérale" comme fallacieux, et affichant un vernis "démocratique" à des régimes qui ne le sont que sur le papier et sur le plan stratégique de conquête du pouvoir. Ces régimes ne défendent pas la démocratie comme forme sociale mais comme marchepied clientéliste.

L'affaiblissement de la croyance envers la démocratie (la représentation du peuple par les institutions politiques élues) a été alimentée par l'essor des nouvelles technologies. Le pouvoir croissant des bureaucraties nationales et supra-nationales a provoqué la fin de la délibération et de la discussion sur de nombreux sujets politiques : "Le pouvoir législatif (...) a perdu sa capacité à mettre en œuvre la volonté du peuple à cause du pouvoir croissant des bureaucraties, du rôle crucial joué par les banques centrales, de la montée du contrôle judiciaire des lois et de l'importance grandissante des traités et organisations internationales". Le peuple s'est coupé du pouvoir et ne pèse plus dans les décisions politiques. Mounk évoque la perte de confiance du peuple dans le système démocratique et parle de "récession démocratique". Le poids du ressentiment anti-système et anti-démocratique demeure très profond et pourrait générer des régimes pouvant aller plus loin que la vague populiste actuelle. La démocratie vit une période fondamentale de déconsolidation. Selon l'auteur, les principaux facteurs de cette décomposition systémique sont : l'essor des nouvelles technologies qui ringardisent les médias et développent de nombreuses idées baroques et radicales incontrôlées, le nouvel essor des inégalités qui contredit le mythe de la prospérité économique continue de la démocratie, la fin des États mono-ethniques (les Etats-Unis, plus grand pays d'immigration du monde, historiquement favorable à la migration, deviennent désormais anti-immigration).

L'ouvrage peut parfois souffrir d'un certain idéalisme et de passages trop rapides et peu étayés sur certains sujets plus opérationnels : "Une manière importante de tenter de répondre à la crise du logement est tout simplement d'accroître le nombre d'habitations disponibles (...) le processus d'obtention des permis devrait être rendu plus simple, et les contentieux résolus bien plus vite". La troisième partie du livre, intitulée "Remèdes", est assurément la plus faible de l'ensemble avec quelques incises primesautières : "Un système de logement repensé pourrait diminuer le coût de la vie et aider à préserver l'accès aux opportunités économiques pour tous les citoyens". Le prisme ethno-racial, qui a le vent en poupe avec le populisme, est un substitut à une identité socio-économique affadie pour des individus atomisés et qui ne partagent plus de valeurs politiques collectives.

Ce livre jeune et vivant offre un moment de lecture très agréable, aéré, ponctué de concepts de sciences politiques mais très accessible au final. Il s'agit d'un livre destiné à un large public de "résistants". Si le diagnostic est impeccable, notamment sur le fossé entre démocratie sans libertés et liberté sans démocratie qui écartèle le modèle de la démocratie libérale, les réponses et remèdes sont moins convaincants (mais plus difficiles). L'ouvrage est aussi un cri devant servir de sursaut pour les démocrates au sens systémique, à une heure de grand danger. On ne peut que le conseiller comme potion face au populisme. Toutefois, de nombreux signes pourraient laisser penser que depuis 2016, la "récession démocratique" ne fait que commencer, comme un lourd tribut légué par la crise de 2008.

Dominique Margairaz
( Mis en ligne le 31/01/2020 )
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