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Le Naufrage des civilisations
de Amin Maalouf
Grasset 2019 /  22 €- 144.1  ffr. / 332 pages
ISBN : 978-2-246-85217-9
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

Mélancolie arabe

. "Je suis né en bonne santé dans les bras d'une civilisation mourante, et tout au long de mon existence, j'ai eu le sentiment de survivre, sans mérite ni culpabilité, quand tant de choses, autour de moi, tombaient en ruine". C'est par ces mots que débute l'essai de l'académicien français d'origine libanaise, journaliste et écrivain, décrivant l'état de la civilisation arabo-musulmane préfigurant la déréliction de l'ensemble des civilisations du monde.

Maalouf exprime une immense inquiétude devant le spectacle d'un monde déchiré et profondément divisé, dissout à la fois dans un individualisme économique et par une involution politique mondialisée générant des pulsions conflictuelles particulièrement fortes dans l'aire arabo-musulmane et le Moyen-Orient. Son ouvrage se divise en deux parties : la première est un récit autobiographique évoquant son milieu familial à travers l'Egypte et le Liban, la seconde est un essai tentant d'expliquer les ressorts du naufrage des civilisations. Autant le dire, séance tenante, le récit personnel et intime fait mouche et touche directement le lecteur, l'essai sur la déroute des civilisations s'avère plus bref et moins original. Son ouvrage peut parfois prendre les accents émus et nostalgiques d'un Stefan Zweig déplorant la fin de l'empire austro-hongrois et de la "Vienne éternelle" après la Première Guerre mondiale dans son livre Le Monde d'hier, paru en 1942.

L'auteur constate la dégradation de la relation entre cultures d'Orient et d'Occident depuis son enfance. Il pense que les germes de la décivilisation actuelle s'inscrivent dans ce divorce historique : "Tout au long de mon enfance, j'ai observé la joie et la fierté de mes parents lorsqu'ils mentionnaient des amis proches appartenant à d'autres religions, ou à d'autres pays". Il rappelle qu'il est l'un des témoins de l'échouage de la nation arabe qui se répand désormais à l'ensemble de l'humanité. Né le 25 février 1949, il raconte une région en pleine ébullition, l'Egypte de sa mère qu'il fréquente très tôt en tant que membre de la communauté des libanais d'Egypte depuis l'installation de son grand-père, fondateur d'entreprise. La vallée du Nil de ses premières années constitue alors un creuset ouvert et riche, proche de ses racines libanaises. L'Egypte représente un lieu privilégié, de haute culture et un cadre identitaire stable.

A partir de 1952, les Officiers libres prennent le pouvoir sous l'impulsion de Gamal Abdel Nasser et renversent la monarchie. Maalouf y voit le point de départ de la lutte faite à la société cosmopolite traditionnelle de l'Egypte pour la remplacer par une nation arabe purifiée. Après la crise de Suez en 1956, la politique de Nasser vise à épurer l'Egypte de ses composantes allogènes : "C'est en cet instant de gloire que le raïs (Nasser) prononça l'arrêt de mort de l'Egypte cosmopolite et libéral. Il prit une série de mesures visant à chasser du pays les Britanniques, les Français, et les Juifs (...) Sa politique provoqua un exode massif de toutes les communautés dites "égyptianisées" dont certaines étaient établies depuis plusieurs générations, voire plusieurs siècles sur les bords du Nil".

Maalouf juge Nasser responsable du malheur de sa famille et des libanais expulsés mais comprend son rôle révolutionnaire et nationaliste de libérateur de la patrie. Selon lui, les ferments de la décadence du monde arabe sont en train d'éclore à cette époque avec la haine du pluralisme et de la liberté, des méthodes de gouvernement autoritaires, répressives et largement manipulatrices servant de modèle à d'autres régimes. L'auteur considère que les nations anciennement colonisées ne doivent pas couper les ponts avec les anciennes puissances coloniales. Plusieurs exemples historiques ont montré que certaines nations colonisées ont bien été obligées d'arracher leur indépendance dans la violence et le rejet des puissances coloniales et que ces guerres ont pu (comme en Algérie par exemple) largement influer sur les modes de gouvernement ultérieurs. On peut regretter que l'auteur n'évalue que partiellement le poids de la colonisation dans le devenir des nations arabes. Certains propos lénifient la violence intrinsèque de la situation coloniale et tendent à comparer sous une même interprétation des situations différentes : "Quant aux communautés perçues comme "allogènes", même lorsqu'elles n'étaient pas responsables de la situation qui assurait leur statut, elles semblaient coupables du seul fait qu'elles en bénéficiaient. Et elles ont fini par en payer le prix. Ce fut le cas en Egypte pour les Syro-libanais ou les Grecs, en Libye pour les Italiens, comme en Algérie pour les pieds-noirs".

Le Liban est décrit comme un pays fragile composé de multiples communautés mais qui recherche régulièrement des protecteurs étrangers nécessairement intrusifs afin de réguler des conflits internes liés à la pluralité de sa population. Cette situation a conduit le Liban à devenir la caisse de résonance des conflits du Proche-Orient contre son gré : "La désintégration des sociétés plurielles du Levant a causé une dégradation morale irréparable, qui affecte à présent toutes les sociétés humaines, et qui déchaîne sur notre monde des barbaries insoupçonnées". L'essai aborde la haine de soi qui caractérise l'aire civilisationnelle arabe et musulmane : le discours de dénégation culturelle a alimenté le rejet de la modernité, de la laïcité et la lutte contre l'émancipation des femmes au nom d'un passé mythique. Le nationalisme et le communisme ont laissé un vide idéologique dans le monde arabe, ce qui alimente le désespoir depuis la fin des années 90. Il constate que l'image des arabes dans la mondialisation s'est dégradée et que leur civilisation s'est placée au bas de la hiérarchie culturelle. 

Selon lui, le conflit israélo-arabe a joué un rôle fondamental dans l'affaiblissement culturel des arabes et notamment la guerre de 1967. Cette défaite historique a marqué un recul généralisé et une ère de division profonde au sein des nations arabes : le mouvement armé palestinien va notamment exporter sa guerre de libération au Liban après l'échec de la Jordanie. La Guerre du Liban (1975-1991) a profondément meurtri le pays natal de l'auteur en avivant les différences religieuses et culturelles entre musulmans, proches des palestiniens, et les chrétiens pour lesquels la présence des palestiniens représentait une menace mortelle. Les libanais sollicitent ensuite la Syrie d'Hafez El Assad contre Arafat, les troupes syriennes entrent au Liban et chassent les palestiniens : "Je ne pouvais évidemment deviner à quel point les tragédies de ma région natale allaient se révéler contagieuses, ni avec quelle violence se régression morale et politique allait se propager à travers la planète".

L'année 1979 représente le "grand retournement" pour l'académicien : cette année consacre le conservatisme économique et politique à l'échelle du monde. Pendant ce temps, les progressistes de gauche tombent dans le camp de la réaction civilisationnelle par un renversement progressif des valeurs de l'après-guerre. Cette inversion prend le visage de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne (1979) et de Ronald Reagan aux Etats-Unis (1980). La révolution conservatrice se propage sous plusieurs formes notamment dans le monde islamique : Révolution islamique en Iran avec Khomeyni, Guerre en Afghanistan et développement de l'islamisme radical. Amin Maalouf donne l'exemple de l'anéantissement massif des membres du parti communiste indonésien en 1965-66 sous les auspices des Etats-Unis, comme méthode expiatoire qui va s'exporter dans le monde arabe et musulman. Les milieux progressistes sont alors régulièrement décapités au profit des autoritarismes dans leurs versions militaires ou religieuses. L'auteur fait le lien entre la révolution conservatrice mondiale sur le plan politique, l'essor de l'économie de marché à tous les pans de la société et la démonétisation des Etats du monde, notamment dans leur rôle social. Il rapproche les projets politiques de Thatcher, Reagan et Deng Xiaoping notamment, et estime que cette révolution a également obtenu des succès comme en Chine.

Si le récit autobiographique, parfois bucolique sur l'Egypte et le Liban d'autrefois, demeure intéressant, l'essai politique rappelle le poids de la révolution conservatrice mondiale mais sans apporter d'apport et d'angle tout à fait original. L'inquiétude, légitime et étayée sur le "naufrage des civilisations", de l'académicien peut être partagée mais elle ne débouche pas sur une analyse profonde des phénomènes constatés. L'ouvrage exhale un ton parfois blasé et certains passages sont trop rapides sur le contexte et l'explication historique. Enfin, on ne sent pas toujours chez l'académicien d'empathie réelle pour le devenir des nations arabes et musulmanes qui pour certaines d'entre elles vivent l'équivalent d'une Grande Guerre depuis les années 90 (Irak, Syrie, Yémen, Afghanistan). Cet essai n'aborde pas véritablement les conséquences des guerres du Golfe depuis 1991, ni les impacts des révolutions arabes depuis 2011, qui connaissent actuellement une phase de retour à l'Ancien Régime.

Dominique Margairaz
( Mis en ligne le 07/10/2019 )
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