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La Guerre sociale en France - Aux sources économiques de la démocratie autoritaire
de Romaric Godin
La Découverte - Cahiers libres 2019 /  18 €- 117.9  ffr. / 245 pages
ISBN : 978-2-348-04579-0
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

Monopole - violence... légitime ?

Sans doute effrayé, comme beaucoup, par la descente aux enfers de la «démocratie» française, le journaliste Romaric Godin analyse la politique du gouvernement Macron en l'intégrant dans un processus, et pour tout dire un projet, plus vaste, celui du «néolibéralisme», dont les représentants politiques les plus connus sont Margaret Thatcher et Ronald Reagan, lesquels ont fait des émules, de véritables copycats dans absolument tous les partis politiques, y compris ceux de gauche. Il montre, à la suite du philosophe Grégoire Chamayou, que le libéralisme économique peut fort bien s’accommoder d'un système dictatorial ou, à tout le moins, autoritaire, minant de fait toutes les affirmations vertueuses des auteurs libéraux qui se présentent en permanence comme les héritiers et défenseurs historiques de la démocratie. Cette union est celle a priori improbable entre une démocratie en suspens, et donc un Etat à tout le moins brutal et fermé, et la doctrine économique des néo-classiques à la Friedrich Von Hayek, supporter de Pinochet, et chantre du marché libre malgré tout, en dépit de tout voire quoi qu'il en soit. Cette doctrine est désormais mâtinée d'obsessions budgétaires sectaires (pas de déficit !), de croyances monétaristes (pas d'inflation !) et d'un libre-échangisme dogmatique (tout passe sinon tout casse !) ; elle est devenue une réalité politique durant les quarante ou cinquante dernières années.

La thèse de Godin est que, en France, Macron finit le travail de démantèlement de l'aide sociale (coûteuse et nuisant nécessairement à la liberté sur le marché du travail), d'ouverture à la logique financière (qui consiste pour un Etat à attirer des capitaux par une fiscalité qui favorise les investisseurs), ainsi que de saccage de la sphère publique, c'est-à-dire de transfert de ce qui reste d'activités collectives (destinée à la collectivité et financée par elle) vers le privé et donc le marché. Ce même Macron, face au Gilets jaunes, s'est retrouvé comme Thatcher face au mineurs : avec l'objectif de faire passer coûte que coûte des réformes que personne, même pas les clones politiques des quarante dernières années, pourtant sans exception acquis à sa cause, n'avait osé mener jusqu'au bout, et que certains avaient même freiné ou tenté d'adapter afin de ne pas froisser un électorat ou une population qui n'en voulaient majoritairement pas – et qui s'y opposent toujours.

Godin voue son premier chapitre à décrire ce qu'est ce fameux néolibéralisme, et le présente comme une revanche du capital, une réaction à une perte relative des revenus du capital durant la période qui va de l'après guerre aux années 1970. Les spécificités du néo-libéralisme sont (1) de permettre obsessionnellement la circulation la plus fluide possible des capitaux (en sus du reste) et (2) de demander à l'Etat une forme de régulation par... la dérégulation (en somme : d'agir pour que les capitaux circulent, ce qui veut dire réduire les contraintes fiscales à ceux-ci, mais aussi les obstacles légaux, institutionnels et sociaux, notamment sur le marché du travail). Rompant avec les logiques keynésiennes et néo-keynésiennes selon lesquelles l'existence d'une activité économique dirigée par l'Etat, avec des statuts et des objectifs particuliers, des limites légales données au capital pour assurer une relative stabilité du marché du travail ainsi qu'une ponction de ce même Etat sur le capital, destinée à soutenir les aides sociales et donc la consommation, étaient nécessaires au bon fonctionnement d'un marché libre, les néo-libéraux demanderaient à l'Etat de revenir à ses strictes fonctions régaliennes (police, justice, armée) et à une gestion technocratique, automatique de son fonctionnement. Il faut noter que Godin, contrairement à Chamayou, passe complètement à côté de l'importance de la construction européenne dans ce tournant néo-libéral. C'est bien l'UE qui a permis, en contournant les souverainetés nationales et en les cimentant dans des traités et des institutions qui rendaient impossibles ou ineffectives des politiques keynésiennes, des choix politiques alternatifs de manière générale, notamment avec l'euro et l'obsession allemande de l'inflation, ou encore avec la surveillance corrélative des dépenses budgétaires des Etats membres. Godin comme Chamayou insistent plutôt sur le rôle des universités et des financements privés de celles-ci, qui ont permis de faire passer l'idéologie néo-libérale pour la réalité, toute autre forme de pensée économique devenant une absurdité non-scientifique.

Comme n'importe quel phénomène social, n'importe quelle idée, le néo-libéralisme s'est imposé par des voies diverses : Chamayou étudie la littérature de management, Godin le discours universitaire, Boltanski le détournement de certains valeurs défendues durant les années 1960 (l'autonomie) par le libéralisme, d'autres, les voies institutionnelles (comme l'UE), d'autres encore les effets de connivence, d'intérêts de moins en moins distincts entre les haut-fonctionnaires, personnels politiques divers et cadres ou patrons de la haute finance. On pourrait aussi étudier comment les valeurs néolibérales sont passées dans la culture populaire ou comment elles ont pu être acceptées eu égard à des stratégies rhétoriques et politiques (mettre en opposition les intérêts des petits entre eux, leur brandir des boucs émissaires comme les immigrés, les fonctionnaires ou tous ceux qui ont un avantage que ceux à qui l'on s'adresse n'ont pas, faisant passer l'idée que l'égalité, c'est supprimer les avantages particuliers plutôt que de les étendre à tout le monde), des évènements macro-historiques (l'échec du communisme soviétique) ou institutionnels (pour Macron, la centralisation du pouvoir de la cinquième république renforcée par des règles électorales majoritaires et une coïncidence des élections présidentielle et parlementaire).

Une autre question est la cause de cette réaction néolibérale : Godin comme Chamayou tombent plus ou moins d'accord : le Capital perdait du pouvoir à la faveur du Travail pour l'un (par le biais de l'Etat ? Il n'est pas clair sur ce point), le monde du Travail avait gagné du pouvoir sur le monde du Capital pour l'autre. Mais ce qui étonne Godin comme nombre de ceux qui commentent le «néolibéralisme», c'est que l'Etat puisse être mis à son service et qu'il puisse se soucier comme d'une guigne de la démocratie et faire montre d'une brutalité inouïe, le tout dans un cadre légal qui protège à la fois l'exécutif, son administration et sa police. Pour lui, que Hayek puisse au nom du libéralisme abandonner la démocratie et s'en justifier, c'est un phénomène à la fois nouveau et étrange. C'est avoir une bien courte mémoire historique. L'Etat a toujours utilisé ses capacités légales et ses outils de contrainte pour aide le capital contre le travail : faut-il rappeler comment s'est faite la confiscation des communaux (les territoires sans propriétaires, gérés par la population locale), la suppression des coutumes (les usages des ouvriers et artisans qui leur donnaient un plus en sus du salaire) et donc l’extension d'un salariat de dépendance, ou encore comment l'esclavage des noirs, mais aussi celui de blancs (pauvres, vagabonds, prostituées, serviteurs sous contrat, etc.) s'est mis en place ? Par un arsenal législatif et la violence : l'utilisation de l'outil judiciaire à des fins politiques, les amendes, l'exclusion (déportations, enfermements dans les workhouses), les mutilations, le travail forcé (les rafles de marins), les meurtres, les massacres de masse. C'est l'Etat qui a permis la densification de la logique de la propriété privée et son extension. Depuis qu'il existe, depuis les XVIe et XVIIe siècles. Et que dire de la révolution industrielle ? Les libéraux pouvaient bien être parfois (Tocqueville ne l'était pas, par exemple) contre le colonialisme, c'est grâce à celui-ci (et à l'esclavage et au système des plantations) que l'industrialisation a pu se faire.

Aussi, le néolibéralisme n'est-il pas «néo», nouveau : c'est au contraire un libéralisme qui revient à ses racines : l'Etat qui crée le marché libre en éliminant tous les obstacles : communaux, coutumes, corporations et désormais système social et règlementation de travail. Le libéralisme de Keynes était un néolibéralisme, un compromis hybride, mais un compromis qui laissait fondamentalement la force du côté du Capital : plutôt qu'un Etat qui soutenait celui-ci avec des coups, il le soutenait en soignant le cheptel, la main d'oeuvre, protégeant le Capital contre ses propres excès de logique (les crises et les révoltes populaires qui leurs succédaient). Le marché libre n'a jamais existé, nulle part, à aucun moment de l'histoire : il est un fantasme qui ne peut advenir qu'avec l'aide de l'Etat, donc de la force.

Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 06/11/2019 )
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