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Baise ton prochain - Une histoire souterraine du capitalisme
de Dany-Robert Dufour
Actes Sud - Questions de société 2019 /  18 €- 117.9  ffr. / 180 pages
ISBN : 978-2-330-12741-1
FORMAT : 13,4 cm × 21,4 cm

Les Pires d’entre les hommes

. «Je dis simplement que, pour être un bon capitaliste, mieux vaut être pervers. Ça aide. Et plus on fonctionne à la perversion, plus ça aide» - D-R Dufour.

Après des essais essentiels comme Le Divin marché (2007), La Cité perverse (2009) ou encore L’Individu qui vient… après le libéralisme (2011), Dany-Robert Dufour (né en 1947) poursuit ses recherches sur le capitalisme en publiant ce nouvel ouvrage au titre volontairement provocateur.

Sous ce titre accrocheur, se révèle un livre tout à fait saisissant, érudit et passionnant sur le système de perversion organisé qui gouverne, manipule et ruine le monde. Déjà cité dans des textes précédents, cette fois-ci le philosophe Bernard de Mandeville endosse le premier rôle, celui du premier théoricien ostracisé et marginal (bien que prophétique et génial) du capitalisme, que notre époque subit actuellement. L’idée développé dans Recherches sur l’origine de la vertu morale (1714), bien que contradictoire, s’appuie sur ce postulat essentiel : «Il faut utiliser les vices de l’homme pour parvenir au bien de la communauté». Autrement dit, les vices privés font la vertu publique.

Ensuite, flatter les uns et stigmatiser les autres sera le leitmotiv d'un capitalisme outrancier et dominateur, séparant la société en classes bien distinctes : les puissants, les sceptiques et les esclaves (pour raccourcir la pensée du philosophe). L’idée de s’enrichir en laissant s’exprimer ses pulsions participe de la création de richesse ; mais cela entraîne logiquement une faille vertigineuse, à savoir une séparation entre les puissants pervers qui créent de la richesse (surtout pour leur besoin personnel, toujours sans limite) et la masse appauvrie qui certes travaille, fait tourner la production et consomme, mais en subissant le poids d’une société inégalitaire orchestrée et généralisée par ces puissants. « Mandeville expose que s’il faut s’appuyer sur les pervers pour réformer le monde, c’est parce qu’ils n’hésitent pas à mettre en avant leurs «vices», indispensables à l’accroissement potentiellement infini de leur richesse privée. Et, comme ils doivent bien dépenser peu ou prou ce qu’ils ont accumulé, cela ne peut, en dernier ressort, que contribuer à une certaine restitution à la collectivité», écrit Dany-Robert Dufour.

Trois siècles plus tard, l'auteur remarque à quel point Mandeville, théoricien certes mais aussi propagateur de cette idée, avait vu juste sur la création de ce système proprement malsain (pouvait-il en être autrement lorsque des pulsions individuelles régissent le bien commun ?). En analysant de manière didactique le texte de Mandeville, en comparant ce qu’ont écrit plus tard Freud, Marx, Weber, Lacan et tant d’autres, Dufour dresse avec une rigueur implacable et une justesse de ton un panorama où économie, politique et psychanalyse s'amalgament pour composer l’homme d’aujourd’hui : le pervers dont quelqu'un comme Bernard Arnaud serait aujourd'hui le terrifiant représentant.

Passée la théorie, Dufour revient sur la dégénérescence actuelle et cite des exemples de la décadence qu’a entraînée un tel système. Sur un ton à la fois universitaire et populaire, Dufour touche juste, faisant de chacune de ses pages un petit chef d’œuvre de pédagogie, de méthodologie, de culture, voire de militantisme. Le lecteur acquiert autant de concepts psychanalytiques que socio-politiques. La pulsion du pervers narcissique est au centre de la dynamique productive et permet un abêtissement général tout autant qu'une crise globale au service d'un pouvoir financier devenu incontrôlable.

Véritable chef d’œuvre dans le genre, Baise ton prochain s’inscrit pleinement dans l’analyse sérieuse et féroce d’un système que les responsables politiques – tributaires des banques – veulent nous faire accepter de force. Mais Dufour semble nous dire que ce système s’apprête à imploser, que nous sommes arrivés à un tel degré de destruction opérée (inégalité croissante entre le petit nombre qui dirige la planète et la population appauvrie, chômage de masse et précarité des emplois, pollution et destruction de la planète, etc.) qu'une solution adverse semble désormais possible. Encore faut-il la vouloir...

«Si ce texte de Mandeville est si important, c’est parce qu’il permet de comprendre comment est née la fonction politique moderne au moment de l’émergence du capitalisme. Elle tient à la compréhension du fantasme lové au plus profond de l’âme humaine, dont la manipulation permet de tenir en bride «la multitude» et de la «gouverner avec facilité et sécurité» afin, comme le dit encore Mandeville, d'«en récolter le plus grand bénéfice»», écrit Dufour.

Baise ton prochain est un modèle de travail érudit et intelligent. A lire de toute urgence.

Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 04/12/2019 )
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