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La Haine orpheline - Comprendre la nature de nos conflits pour rester serein dans un monde en colère
de Peggy Sastre
Anne Carrière 2020 /  18 €- 117.9  ffr. / 219 pages
ISBN : 978-2-84337-926-0
FORMAT : 14,2 cm × 20,6 cm

L’insoutenable lourdeur de l’être

Peggy Sastre s’est fait connaître par des essais intéressants et insolites comme La Domination masculine n’existe pas ou Comment l’amour empoisonne les femmes. Elle se considère comme une évoféministe, athée et matérialiste, doublée d’une artificialiste radicale obsédée par la science. Quand elle étudie l’évolution humaine d’une façon strictement darwinienne, on peut dire que tout va bien, corrodant les clichés habituels par des études scientifiques. Mais tout prend l’eau dans les tenants et les aboutissants. Son dernier essai La Haine orpheline est symptomatique de ce dérapage anthropologique.

Dans son introduction, Peggy Sastre relate une «panique morale» sur tout un tas de sujets qu'elle compare à sa situation personnelle lorsqu’elle était petite : elle avait peur du soleil et craignait de fondre et que sa peau se craquelle. La science serait la porte de sortie idyllique pour détruire les fariboles qui encombrent l’esprit humain. Elle évoque aussi à travers Steven Pinker la réduction de la fréquence des guerres : «À aucun autre moment de leur histoire, les humains n’ont vécu plus en paix et plus en sécurité qu’à l’heure actuelle». Au fond, pour elle, les Lumières ont bel et bien réussi leur projet. La panique morale résulterait du fait que nos organismes, adaptés depuis longtemps pour survivre dans des environnements hostiles, se retrouveraient orphelins du moindre ennemi dans un monde où règnent maintenant confort, paix et sécurité. Comment cela serait-il même possible ? Étonnante thèse car soit nous créons des ennemis imaginaires pour donner du grain à moudre à nos défenses comportementales, omettant le plan symbolique, soit il s’agit d’un substrat propre à la nature humaine. Peggy Sastre veut extirper les passions humaines par la raison, oubliant le fait que plus l’homme se targue de raison, et plus il est manipulé par l’irrationnel. Une tentative vaine puisque les deux sont inextricablement liés, à moins de retomber dans le vieux dualisme cartésien.

Dans une première partie intitulée "Conflits de générations", l'auteure envisage le conflit parent-progéniture, l’altruisme réciproque (Robert Trivers), la loi Hamilton, et la réciprocité indirecte (Richard D. Alexander). Dans ces passages assez techniques, elle tente de montrer que le rapport parents-enfants et celui du fœtus humain avec sa mère ne sont pas harmonieux. Le biologiste David Haig entrevoit les intérêts du fœtus, de sa génitrice et du père en comparant les organismes à une entreprise et les gènes comme des actionnaires ! Peggy Sastre évoque les soucis de la pression sanguine dans la grossesse, la bataille entre les gènes du père et de la mère, l’empreinte génomique, le sevrage. L’être humain serait somme toute un prédateur et un parasite. Comme les autres créatures vivantes. Si tout cela est juste et acceptable si l'on fait preuve d'une froide lucidité, le constat sonne comme trop radical via un biais polarisé exclusivement sur le conflit et avec une certaine délectation étonnamment moraliste («perfidie du placenta», «les enfants sont perfides»). C’est au fond assez «banal» dans la vie biologique. Mais ce n’est pas là que se trouve la spécificité humaine car outre la naturalité biologique, il y a l'esprit et le rapport à la beauté.

Il en est de même dans la seconde partie, “Guerres du sexe”, où elle répertorie surtout la stratégie intrasexuelle féminine faite de quêtes de ressources, de calomnies, d’agressions indirectes (potins méchants), et de tout cet arsenal séducteur (affichage épigamique) pour parvenir en haut de l’échelle sociale et capter les bons prétendants, ceci afin de reproduire et protéger sa descendance. C'est le fameux ''crêpage de chignons'' où l’agression sociale si caractéristique des femmes est beaucoup plus camouflée et insidieuse. En somme, la femme est une louve pour la femme. Les deux parties sont d’ailleurs bardées de références et d’études scientifiques bienvenues qui ne sont guère à mettre en doute sauf à chercher des poux sur la tête, domaine où Peggy Sastre est le plus à son aise et où elle se fera encore bon nombre d’ennemies. On y apprend beaucoup de choses peu discernées par le grand public. Ce n’est pas sur ce plan qu’on peut lui faire des reproches.

La troisième partie, intitulée “Partis pris”, monte d’un niveau, passant de la biologie à la socialité. Peggy Sastre tente d’expliquer les conflits sociaux ou encore les divergences politiques. Le problème est le manque de définition de ce qu’on appelle la droite ou la gauche pour s’en tenir à des catégories toutes faites. Sa culture historique et politique est ici proche de zéro. Elle signifie que les conflits naissent en grande partie de notre base biologique et génétique, et que nos traits psychologiques sont antérieurs à nos choix idéologiques. Tout cela résulterait donc de nos réflexes tribaux, en fonction de la concurrence, des intérêts de chacun et de son groupe, ou d'appartenances diverses et variées. Cette partie est plus floue car on ne sait plus si les dominés et les dominants ont raison ou tort de tirer à eux la couverture.

Si elle s’en tenait à une description stricte du comportement humain, il n’y aurait pas grand-chose à dire. Dans cet essai pris isolément, on ne saisit pas l’objectif qu’elle poursuit, sinon confusément, c’est-à-dire pacifier un monde sans cesse traversé de conflits apparents et sous-jacents. Vieux dilemme. Mais quand on prend ensemble tous ses essais et articles, on est frappé à l’inverse par l’idéologie qui en émane en filigrane, malgré la blouse blanche de la neutralité et de l’objectivité qu’elle revêt. Il faut donc envisager ce dernier opus dans une perspective plus large. Faisons une synthèse.

Peggy Sastre ne peut parler d’un monde «meilleur» qu’en le présageant. La science ne pense pas et est incapable de dire si ce «mieux» est qualitativement valable en soi ou même viable sur le long terme. Il n'est pas dit qu’un virus redoutable puisse contre-réagir ou mieux se propager à l’instar de nos systèmes informatiques dans un tel milieu par excès de sécurité et de promiscuité. Voire même que l’espèce humaine finisse par un conflit planétaire avec l’accroissement de la population et des technologies. Le philosophe Wolfgang Sofsky avait fait remarquer que la capacité illimitée de l’imaginaire humain (donc culturelle) lui procurait une force de destruction infinie qu’aucun chat ou chien n’aurait pu établir. Au début du XXe siècle, on croyait à un avenir radieux... sans éviter deux fracassantes guerres mondiales. On dirait plutôt que le monde s’améliore et empire à la fois. Comme la vie contient la mort (elle exulte en nous, mais impose que nous mourions), la civilisation n’est pas exempte de cette dialectique indépassable. L’une contient l’autre et réciproquement. À la fois belle et brutale.

Une catastrophe n’arrive pas seulement avec bruit et fracas, mais en sourdine comme le relevait le romancier Milan Kundera. Le linguiste Claude Hagège, professeur au collège de France, s’indignait que vingt-cinq langues ou dialectes disparaissaient chaque année dans le monde. Ou les conséquences que soulevait le livre d’Alexis Escudero, La Fabrication artificielle de l’humain, à propos des perturbateurs endocriniens qui sapaient les fondements de la vie avec tout ce qui s’ensuivait : déséquilibre des naissances entre sexes, baby business, banques de sperme et d’ovules, eugénisme social, clonage de soi sans passer par l’Autre. L’être humain risque de finir exempté de copuler, reclus dans sa caverne platonicienne néo-moderne. L’enfer n’est plus dans l’ombre, mais dans la lumière.

De même, l'auteure oublie que ce monde «amélioré» s’est établi sur un incessant pillage à l'intérieur de ses propres frontières et hors d’elles : captation des ressources, esclavagisme, colonialisme, guerres, impérialisme... pour développer un marché au détriment des autres populations afin d’être le maître. Les Lumières ont passablement les mains recouvertes de sang. Il est symptomatique que ce développement civilisationnel occidental joue du fait accompli et ne soit jamais vu comme une banale quête de territoire par des sortes de babouins humains à gros cerveau, protégée par l’auréole du progrès technologique. Comme si d’ailleurs ce progrès était intrinsèque, le seul et ultime. On peut aussi remarquer qu’avec la Révolution industrielle puis la Société de consommation, le système libéral devait offrir confort et satiété à ses consommateurs et délocaliser l’exploitation dans des pays lointains. Une vitrine alléchante qui lui permettrait de séduire quiconque et de se répandre au monde entier, comme Marx l’avait prévu (Le Manifeste du Parti communiste). Il est dès lors évident que le système libéral n’allait pas se comporter d’une façon aussi brutale que ses frères ennemis de l’Est dont il possède la même folie industrialiste. Rivalités de clones.

Le neurobiologiste Sébastien Bohler, auteur du Bug humain, explique que le striatum, structure nerveuse subcorticale, répond à cinq besoins : 1) Recherche d'informations sur son environnement 2) Loi du moindre effort (ou du plus grand confort) 3) Dominance sociale 4) Rapports sexuels 5) Nourriture. Il fonctionne à la dopamine, un neurotransmetteur permettant la communication au sein du système nerveux, qui influence le comportement et active le système de récompense/renforcement (système hédonique). Il est donc indispensable à la survie de l'individu, mais Bohler en vient à une thèse inverse : remettre simplement des limites pour éviter de mettre en péril faune, flore et mondes animal et humain. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner que le libéralisme a utilisé au maximum cette tendance chez l’individu : Google, Apple, Facebook, Tinder, McDonald’s. Le super Gorille : son nom est GAFAM. Citant Ambrose Bierce, Peggy Sastre aurait pu relever cet autre aphorisme de son Dictionnaire du diable : «Émancipation : Changement de tutelle de la tyrannie d’autrui au despotisme de soi-même».

Pour Peggy Sastre, l’ennemi c’est la Nature. «Et c’est aussi à ce titre que la diminution spectaculaire de la mortalité maternelle et infantile permise par les progrès de la médecine est miraculeuse : notre connaissance toujours plus précise de la nature nous aura offert un moyen d’en sortir», écrit-elle. Non pas corriger, mais en sortir. Voilà une contradiction palpable que de considérer la science comme un nouveau démiurge et une nouvelle religion offrant des miracles comme à Lourdes : comment même celle-ci pourrait-elle sortir de la Nature puisqu’elle en est issue, à moins de considérer la science comme une essence extrinsèque à la Nature ou capable de la surplomber ? La technique n’est nullement neutre, mais elle se poétise comme valeur pure afin d’éviter d’être interrogée dans toutes ses dérégulations. Une sorte de superstructure douce de la brutalité. Une religion sans Dieu, immanente, projet prométhéen d’un sujet autoconstruit et totalement artificialisé. Tel le projet futuriste de Marinetti, celui d’un homme-machine coupé de toute naturalité (Mafarka le futuriste) et dont son propagateur finira dans le fascisme. Funeste destin des utopies.

Cette phrase est programmatique. Peggy Sastre est une artificialiste radicale, adepte du transhumanisme (l’être humain amélioré), de l’ectogénèse, de la PMA et de la GPA, voulant aplatir toute morale, ayant adopté l’éthique minimaliste de Ruwen Ogien, éthique libérale-libertaire dont le mantra est le libéralisme politique appliqué au domaine moral. Ce qui implique l’éclatement de tout un tas de domaines, notamment les relations sexuelles – problématiques - entre personnes consentantes (inceste, nécrophilie, sadisme, etc.). Le marquis de Sade enfin à la portée de tous ! Domaines qui ne retirent en rien ce qu’elle combat par ailleurs : déréalisation, ressentiment, rivalité ou perversion.

Le souci n’est pas la violation de la sphère privée, mais son exhibition dans la sphère publique, afin de créer des habitudes et règles sociales pour le bénéfice du marché, comme pour la pornographie qui a ses faveurs. Jusqu’où ? Si l’on suit le raisonnement, que penser si le peuple passe un contrat intersubjectif avec un dirigeant fasciste pour être brimé et dominé ? De même, on pourrait ainsi installer des restaurants anthropophages où tout le monde serait pleinement consentant pour manger l’autre ou être mangé. Le problème est qu’une société qui réduit la raison à un simple calcul ne peut imposer aucune limite à la satisfaction de n'importe quel désir pervers ou criminel. Car aucune pensée ou sentiment n'a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises.

Logiquement, Peggy Sastre refuse «la normalité d’une dictature de la majorité sur les minorités» et clame à ceux qui ne seraient pas d’accord avec ce subjectivisme extrême : «En un mot : qui m’aime me suive, il est encore temps pour les autres d’aller se faire foutre. (Ex utero. Sauf qu’une dictature règne sur une majorité et la brime. Si cette majorité (principe de la démocratie) n’a pas à brutaliser les minorités, elle ne tient pas à voir son train de vie voler en éclats au profit de groupuscules qui, se sentant sans cesse persécutés, ne veulent faire qu'advenir leur décloisonnement subjectif dans la sphère publique.

Dès lors, le contexte social des gens ordinaires n'intéresse nullement Peggy Sastre, même si elle se dit «plutôt de gauche» ! Si elle milite pour que la prostitution devienne un métier comme un autre (subventionnée par l’Éducation nationale avec option au bac et démonstrations pratiques ?) sans aucune considération économique, c’est parce que celle-ci déculpabilise et désacralise le sexe en lui retirant sa spécificité et sa marginalité, pour le rendre aussi futile que l’intromission d’une clef USB. Car on oublierait que ces transgressions permises ne sont là que pour obtenir des «droits», droits immédiatement recyclés pour permettre à l’industrie marchande d’en tirer des bénéfices. Et c’est ainsi que ce qui était jouissance et plaisir privés devient une mode qui s’usera jusqu’à la prochaine transgression. L’insoutenable lourdeur de l’être : élimination de ce qui est grave, sale, pesant, troublant, contraignant, pour que tout devienne platement anatomique. Avec toujours en tâche de fond l'idée que l’humain est conflictuel : aplatissons le tout. D’où l'attrait de l'auteure pour les asexuels (No sex) et son engouement adolescent de fan envers Prince «symbole de cette utopie de l'union et de la disparition parfaite des sexes, des genres, des races, des classes et des origines» (Slate). Indifférenciation totale. Désymbolisation radicale.

Sur cette lancée, estimant la norme hétérosexuelle bête à pleurer, Peggy Sastre rêve d’un monde libéré du sexe où «l'on pourrait baiser comme on boit un verre d'eau» (entretien à Come4news). Et même plus de sexe du tout. Dès lors, le viol pourrait être vu comme indolore puisque à l’égal de boire un verre d’eau. Échange de fluides sans affect. Ce que révélait le titre de son avant-dernier ouvrage recommandant aux femmes de congeler leurs hormones dans un réfrigérateur métaphysique. Bien sûr, tout cela est irréaliste. Elle rejette la «femme naturelle» (une fiction), c’est-à-dire l'être qui fait des enfants et les élève, une «poule pondeuse» réduite à une «vie d’enterrée», une vision symptomatique de cet extrémisme scientifique qui occulte au passage la richesse potentielle des individualités qui ont vécu la maternité... en premier lieu ses propres parents. Elle conçoit même «le totalitarisme que peut représenter l’attachement à un enfant, croire qu’en n’étant pas mère on n’est rien, l’empathie, le fait de préférer des carrières sociales à d’autres plus intellectuelles et abstraites, le fait de se pourrir la vie pour s’attacher à un homme» (Entretien à Discordance). Comme totalitarisme, on a vu pire. C’est ce qu’on appelle la vie, agrégat de joies et de malheurs qui font tout le prix de l’existence réelle. Comme la vie sans la mort est une existence mortelle. Sastre cite Frans de Waal dans La Dernière étreinte, qui, résumant le côté dissimulateur de l'être humain comme s’il pouvait s’en exempter lui-même dans une transparence idyllique, écrit : «Voilà pourquoi je préfère travailler avec des créatures qui ne sont pas douées de paroles». Ah si l’être humain pouvait redevenir un animal sans langage ! Sauf que ceci constitue sa spécificité.

De fait, l'auteure bât en brèche tout ce qui faisait qu’une civilisation est justement une civilisation : pudeur, retenue, distance, suggestion, érotisme, etc. L’autonomie n’est plus ici une responsabilité en tant qu’individualité constituée, physique et psychique, mais une ablation de ce qui avait composé jusqu’ici l’humanité. Bref, l’inverse des Lumières. En renversant ce processus en dé-civilisation, dans une tentative désespérée d’aplatir tout conflit, elle rejoint la stratégie du libéralisme actuel : accession à toute la subjectivité humaine extériorisée pour qu’elle devienne pragmatique, fluide, vidée de toutes passions, de tous affects. Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, craignait cette «singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le cœur». En plus de croire que le domaine scientifique expliquerait quasiment tout, occultant la singularité humaine. Inventer l’électricité par exemple, c’est du donné, prévisible, un déploiement d’équations, de lignes droites et de froides utilités alors qu’écrire Don Quichotte relève d’une particularité typiquement humaine : imprévisible. L’erreur est que l’aliénation nous protégeait d’une chose bien pire : la mise sous tutelle de toute l’individualité humaine, désexualisée, démembrée, numérisée, désaffectivée, virtualisée. À ce stade, l’être humain ressemblerait à ce qu’avait vu Stanley Kubrick dans Orange mécanique en mettant la rééducation d’Alex entre les mains de scientifiques gouvernés par une idée pure, ce dernier étant prêt à collaborer avec le pouvoir dans son exhibition narcissique et perverse de soi.

Ce projet fait partie de l’entreprise d’épuration éthique, de l’abolition de toute négativité, de toute part d’ombre que Sastre partage avec le féminisme idéologique d’État (le genre comme construction sociale), son inverse symétrique, tous les deux déconstruisant l’anthropologie humaine par des voies différentes (dogmatisme contre licence). Affrontement des libéraux de droite et de gauche comme lors de l’affaire Mila. Si Sastre pourfend certaines féministes qui s’acharnent sur les prostituées et défendent le voile islamique, elle opte pour les «travailleuses du sexe» ou la pornographie et le dévoilement intégral. Il est toujours étonnant que les prosexes ou pro-GPA ne donnent jamais l’exemple. C’est toujours pour les autres. Dans cette double pensée permanente (Orwell), on est surpris quand Peggy Sastre affirme ne pas sombrer dans l’idéologie, en se croyant «détachée».

Active sur les réseaux, elle pointe sans cesse les méfaits de l’islam (oubliant que les États-Unis se sont trouvé un nouvel ennemi en 1991), saute de joie à chaque dénonciation du stalinisme et du judéocide par les Nazis, ce qui ne mange pas de pain de nos jours, sans dire un mot du système libéral et de ses guerres «humanitaires» : mensonges énormes (AMD), bombardements avec millions de morts, surveillance planétaire dénoncée par Snowden ou Assange, stalinisme libéral qui rendrait jaloux les anciens dirigeants du Kremlin. C’est le «monde amélioré» qui est protégé. C’est d’autant plus singulier que les États-Unis ont encore le dollar frappé de l’expression In God we trust et font jurer sur la bible pour prêter serment. Il n’est nullement étonnant que les journaux Causeur ou Le Point (et non Mediapart) aient accueillie l'essayiste à bras ouverts, ne cessant de voir les méfaits de l’islamisme comme au bon vieux temps du maccarthysme. Là encore motus et bouche cousue sur la politique pro-israélienne dirigée par un État théocratique et militaire. Pour une athée, la dissonance cognitive est flagrante.

La science n’est pas forcément «bonne», sous le prétexte qu’elle serait matériellement applicable. Quittant toute démarche scientifique, Peggy Sastre veut se débarrasser de la base de la vie humaine tel un furoncle au lieu de l’accepter pour ce qu’elle est, passant avec frivolité de l’évolution à l’involution. Ce qui ressemble fort à nos anciens curés qui voulaient combattre le mal, part inéluctable de la nature humaine, en voulant la conjurer par des incantations théologiques. Ici Sastre veut l’abattre par des formules scientifiques, et un essai qui axe tout sur le conflit. Ce n’est pas parce que l’être humain a perdu un ennemi qu’il panique dans ce monde sécurisé à mort, mais c’est l’inverse : c’est justement parce qu’il est dépouillé de ces défenses naturelles, laissé sans carapace dans sa boulimie d’exhibition et de virtualisation, que la panique morale sévit. Les réseaux sociaux et la virtualité ne font qu’hystériser cette perte. Comme les maladies auto-immunes, quand le corps se retourne contre lui-même.

Jean Baudrillard notait dans Cool memories II : «Toute société doit se désigner un ennemi, mais elle ne doit pas vouloir l'exterminer. Ce fut l'erreur fatale du fascisme et de la Terreur. Mais c'est celle aussi de la terreur douce et démocratique, qui est en train d'éliminer l'Autre encore plus sûrement que par l'holocauste. L'opération qui consistait à hypostasier une race et à la perpétuer par reproduction interne, que nous stigmatisons comme abjection raciste, est en train de se réaliser au niveau des individus au nom même des droits de l'Homme à contrôler son propre processus génétiquement et sous toutes ses formes».

La ''haine orpheline'' risque donc de se trouver des parents d’adoption pour le moins inattendus. Avec un tel programme, on se demande ce qui restera d’humain dans nos sociétés, sans être sûr que cela ne provoquera pas une déflagration d’autant plus radicale quand on tente d’extirper ce qui est à la base même de la vie.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 20/03/2020 )
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