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L'Empire du ventre - Pour une autre histoire de la maternité
de Marcela Iacub
Fayard - Histoire de la pensée 2004 /  20 €- 131  ffr. / 365 pages
ISBN : 2-213-62118-7
FORMAT : 14x22 cm

L'auteur du compte rendu: titulaire d’une maîtrise de Psychologie Sociale (Paris X-Nanterre), Mathilde Rembert est conseillère d’Orientation-Psychologue de l’Education Nationale.

Le fruit de vos entrailles

Alors que le gouvernement français s’apprête à réformer le droit de la famille par ordonnance, force est de constater que le droit de la filiation, aujourd’hui, ne sait plus où donner de la tête, déchiré comme il l’est entre l’affaiblissement de l’institution du mariage, les revendications du mouvement pour le droit à l’accès aux origines personnelles, l’essor de l’homoparentalité, les progrès de la biologie qui rendent réalisables des méthodes de procréation hier inimaginables…

Alors, encore un pavé dans la mare ? C’est la réflexion qui vient à l’esprit à la lecture du dernier opus de la juriste Marcela Iacub. L’auteure de l’iconoclaste Qu’avez-vous fait de la révolution sexuelle ? (Flammarion, 2002) et de l’étrange Le Crime était presque sexuel (EPEL, 2002) ne va pas se faire que des amis, continuant sur sa lancée polémique. Présente dans le débat public à travers des tribunes dans Le Monde et Libération, elle a défendu une vision de la prostitution comme métier («travail du sexe») et s’est insurgée contre une tendance supposée de notre société à trop réprimer les crimes et délits sexuels – positions qui lui ont valu quelques déboires avec des représentantes du mouvement féministe. Libérale, elle refuse en effet le concept de «domination masculine». Après avoir codirigé Au-delà du Pacs avec le sociologue Eric Fassin et le juriste Daniel Borillo, elle a mystérieusement disparu de la deuxième édition. Comme nous le montre Fassin dans Liberté, égalité, sexualités, il y a des remous dans le petit monde de l’ «actualité sexuelle» et les amis d’hier deviennent les ennemis d’aujourd’hui !

Iacub s’attaque dans L’Empire du ventre à notre conception actuelle de la maternité. Celle-ci serait définie trop fortement par l’acte d’accoucher, au détriment d’une vision plus volontariste de la filiation que l’auteure appelle de ses vœux. Contre l’adage selon lequel mater semper certa est, elle rappelle avec juste raison que la maternité, comme la paternité, est avant tout une construction juridique. Si aujourd’hui, en France, la maternité est définie par l’accouchement, ce n’est pas nécessairement le cas au-delà de nos frontières (notamment aux Etats-Unis) où la gestation pour autrui (pratique dite des «mères porteuses») est autorisée. Même si l’on s’en tient à l’Hexagone, il suffit de se replonger dans un passé pas si lointain pour découvrir qu’une femme pouvait, dans certaines conditions, devenir juridiquement mère d’un enfant dont elle n’avait pas accouché. Selon le Code Napoléon, dans le cas de la filiation légitime, la volonté exprimée lors du mariage permettait de rattacher tous les enfants à naître de l’épouse aux deux conjoints. En somme, les enfants naissaient non du corps de leurs parents mais de leur union matrimoniale. Une femme mariée pouvait, avec l’accord de son époux et d’une femme ayant accouché, s’attribuer un enfant qui n’était pas le sien à cette époque où l’adoption n’existait pas. Certes le Code interdisait officiellement cette «supposition d’enfant» mais l’étude de la jurisprudence du XIXe siècle montre une grande tolérance envers cette pratique. Bref, Iacub s’efforce de revaloriser ce pauvre Code Napoléon qui a si mauvaise presse de nos jours en raison de son aspect «patriarcal». La volonté des personnes y occupait une place importante ; or une conception artificialiste du droit convient tout à fait à Iacub.

La juriste critique au contraire les modifications opérées par la loi de 1972, d’ordinaire valorisée pour son caractère libérateur et égalitariste. Au début des années 70, le mariage est affaibli : il faut donc trouver une autre base contraignante à la filiation. Cette base sera le ventre maternel. La vérité biologique passe au-devant de la scène, surtout pour la maternité. Contrairement aux apparences, cette évolution ne règle en rien le problème des inégalités entre femmes et entre hommes et femmes. Notre société s’en remet désormais beaucoup plus à la «nature» pour définir la filiation ; or celle-ci est étrangère à la justice. Elle n’est pas moins étrangère au droit qui est, par définition, une construction de l’humanité. La ligne de démarcation des inégalités s’est donc déplacée. Avant, une nette séparation existait entre la femme mariée et celle qui ne l’était pas, la première pouvant discrètement s’attribuer l’enfant de la seconde. Aujourd’hui, on distingue la femme qui peut accoucher et celle qui ne le peut pas. Les dons d’ovules ou d’embryons étant autorisés dans le cadre de l’aide médicale à la procréation, une femme peut être mère d’un enfant qu’elle n’a pas conçu avec ses gamètes, du moment qu’elle l’a porté dans son ventre. Par contre, une femme qui produit des ovules mais ne peut pas physiquement porter un enfant ne saurait devenir mère puisque la maternité de substitution est interdite depuis 1994.

Voilà pour les inégalités entre femmes. Quant aux inégalités entre hommes et femmes, les deux sexes n’ont pas les mêmes possibilités vis-à-vis de l’établissement de liens de filiation. Un homme peut toujours se rattacher, avec l’accord d’une femme, un enfant qu’il n’a pas conçu en le reconnaissant (alors qu’il sait pertinemment ne pas en être le géniteur). Une femme encourt au contraire des risques judiciaires si elle déclare faussement avoir accouché : la «simulation d’enfant» est réprimée. En revanche, si elle ne souhaite pas devenir mère, de nombreux moyens sont mis à sa disposition comme l’IVG ou l’accouchement sous X. Tandis qu’un homme, lui, peut se voir imposer une paternité contre sa volonté.

Nous sommes donc aujourd’hui dans l’«empire du ventre», affirme Iacub, appuyant sa démonstration sur différents points. La référence exclusive à l’accouchement conduirait à des excès dans deux hypothèses particulièrement sensibles : la maternité de substitution et l’accouchement sous X. Les femmes ayant eu recours à des mères porteuses à l’étranger rencontrent d’importantes difficultés : de retour en France, elles ne peuvent juridiquement devenir mères de leurs enfants qu’elles élèvent pourtant, et qui demeurent donc… sans filiation maternelle établie ! Iacub cite même l’exemple d’une femme qui s’est retrouvée dans cette situation alors que son enfant, déjà grand, était né d’une mère porteuse en France à une époque où cette pratique n’était pas encore interdite ! Quand une femme ne peut porter d’enfant, la seule solution actuellement proposée est donc l’adoption. Mais les candidats doivent passer par un véritable parcours du combattant étant donné le petit nombre d’enfants adoptables et sont accusés en sourdine de ne pas être les «vrais parents» de leurs enfants. Par ailleurs, avec le mouvement pour le droit à la connaissance des origines, des voix s’élèvent pour demander la disparition de l’accouchement sous X : un lien de filiation devrait être systématiquement établi entre l’enfant qui naît et la femme qui en a accouché. Donc, pas de maternité sans accouchement… et pas d’accouchement sans maternité !

Une bibliographie en fin d’ouvrage manque : le lecteur qui aimerait aller plus loin dans l’étude de ce thème doit se contenter d’aller piocher des références dans les notes de bas de page. Une chronologie des principaux textes de lois concernant la filiation depuis 1804 aurait aussi été utile. Tout le monde ne connaît pas son Code Civil par cœur ! Cet ouvrage semble en apparence accessible au non juriste, mais celui-ci peinera parfois à comprendre à quels textes l’auteure se réfère. En revanche, le lecteur averti s’agacera de certaines confusions : Iacub utilise des expressions comme «la cour de cassation infirme» alors qu’il convient de dire que «la cour de cassation rejette» un pourvoi. C’est la cour d’appel qui «infirme» ou «confirme»… Même sans être tatillon sur le vocabulaire juridique, on peut s’énerver des petits dérapages verbaux de l’auteure : elle affirme que «les embryons et les fœtus sont bel et bien des êtres humains» (sic ! page 226). Sur le fond, le lecteur juriste aura sans doute du mal à supporter l’apologie de la fraude à la loi qu’on trouve en filigrane dans tout l’ouvrage. Par exemple, la jurisprudence du XIXe siècle étant tolérante envers la «supposition d’enfant», Iacub nous en ferait presque oublier que celle-ci était bel et bien interdite par le Code Napoléon ! Tour de passe-passe qui l’aide grandement dans la démonstration qu’elle veut faire. De toute façon, son entreprise de revalorisation du Code Napoléon fera sourire notre lecteur juriste, qui sait pertinemment que ce code si merveilleusement volontariste a tout de même interdit le divorce… qui ne fut permis qu’en 1884 ! Mais c’est sans doute la supériorité du contrat sur l’institution chez Iacub qui fera grincer des dents bien des juristes. Petites tricheries, contournements discrets et négociations douteuses entre particuliers composent le curieux univers juridique de Marcela Iacub. Et quand les arrangements tournent mal ? Dans un contrat de gestation pour autrui par exemple, que faire si l’enfant ainsi «produit» ne convient pas à ceux qui ont voulu sa mise au monde ? De tels cas défrayent aujourd’hui la chronique judiciaire aux Etats-Unis.

Le grand absent en est sans aucun doute le psychisme. Chez Iacub, les êtres humains ressemblent à des créatures purement théoriques, armées de leur seule volonté, qui évoluent dans un univers fait uniquement de droit (cela renvoie d’ailleurs à ce qu’elle a écrit sur la «liberté» de se prostituer). On le pressent dès l’introduction, où elle déclare qu’une personne peut lutter contre une sanction sociale (rejet de l’entourage par exemple) mais pas contre une sanction pénale. Comme si la honte ne pouvait pas tuer… Dans l’ensemble, la souffrance qu’expriment les êtres humains n’intéresse pas Iacub : elle ironisait jadis, avec mauvais goût, sur celle des victimes de viols ; aujourd’hui ce sont les personnes accouchées sous X, protagonistes du mouvement pour le droit à la connaissance des origines, qui en prennent pour leur grade. Ces pauvres gens seraient victimes de l’obsession actuelle du «ventre»… Elle ridiculise le discours, dérangeant pour sa théorie, de ceux qui demandent à savoir d’où ils viennent, soutenus par des psychanalystes. Quant à sa défense de la gestation pour autrui, on pourrait lui opposer l’argument du lien psychique qui se construit in utero entre la femme et le fœtus. Comment une femme peut-elle porter un enfant à qui elle ne peut ni ne doit s’attacher ?

Cependant, des spécialistes de la procréation comme la psychanalyste Geneviève Delaisi ou le gynécologue Israël Nisand soutiennent aujourd’hui la même position que Marcela Iacub sur ce dernier point. Ils souhaitent revenir sur l’interdiction de 1994 et admettraient que la maternité de substitution devienne une méthode d’aide médicale à la procréation, dans laquelle le couple demandeur et la mère porteuse seraient sérieusement encadrés et accompagnés par des professionnels, comme cela se fait en Angleterre. Nul n’est besoin en effet d’en arriver à un modèle aussi libéral que celui des Etats-Unis où tout se vend et s’achète sur un sordide «marché» de la procréation. La pratique des «mères porteuses» heurte notre conception de la maternité, selon laquelle la grossesse est un acte intime que l’on ne peut effectuer que pour soi : en ce sens, nous sommes effectivement en plein «empire du ventre».

Mais cette réticence n’a-t-elle pas d’autres raisons moins avouables ? On remarque que le secret prévaut actuellement dans toutes les techniques d’aide à la procréation qui impliquent une tierce personne : les dons de gamètes et d’embryons exigent l’anonymat. Les donneurs qui participent à la venue d’un enfant au monde sont systématiquement «effacés». Tandis que les accouchés sous X expriment sur la place publique leur souffrance de ne pas pouvoir accéder à leurs origines personnelles, on fabrique délibérément des enfants auxquels on interdit d’office cette connaissance. Ne peut-on parler ici d’un «empire du secret» ? La maternité de substitution viendrait briser cet idéal pour le moins douteux d’anonymat, puisque ses protagonistes se connaîtraient. Une pratique d’aide à la procréation qui reconnaîtrait le rôle de chacun et n’escamoterait pas le réel, n’est-ce pas précisément ce qui nous dérange ?

Mathilde Rembert
( Mis en ligne le 31/01/2005 )
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