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Le Mort qu'il faut
de Jorge Semprun
Gallimard - Blanche 2001 /  14.96 €- 97.99  ffr. / 208 pages
ISBN : 207075975X

Post-scriptum au Grand Voyage

Une note arrive de Berlin, provenant de la Direction centrale des camps de concentration. Elle est destinée à la Politische Abteilung, l’antenne de la Gestapo de Buchenwald. Elle demande des renseignements sur Jorge Semprun. De telles dépêches sont inquiétantes. Il peut s’agir de hâter l’exécution d’un prisonnier. Sur le moment, Semprun dit n’avoir pas été trop inquiet, n’occupant pas une position importante au sein du camp. Mais, afin de prévenir toute menace, les camarades de l’organisation clandestine de Buchenwald, qui ont intercepté la note, décident de mettre en place le stratagème habituel dans ce genre de situation: une substitution d’identités. Semprun doit se rendre à l’infirmerie, où agonise un certain François L., dont il prendra la place au cours de la nuit.

Pourquoi avoir attendu plus de cinquante ans pour raconter cet épisode, que ni Le Grand Voyage ni L’Ecriture ou la vie ne mentionnent? Jorge Semprun s’en explique en évoquant la mémoire et ses intermittences. C’est au cours d’une conversation avec le peintre Zoran Music, en revoyant un dessin représentant deux cadavres allongés tête-bêche, que le souvenir de cette nuit resurgit. Dans L’Ecriture ou la vie, Jorge Semprun raconte comment il avait assisté à la mort de Maurice Halbwachs, son ancien professeur, ainsi qu’à celle d’un camarade, Diego Morales. Il les avait soutenus dans leur mort, leur récitant à l’un du Baudelaire, à l’autre du Vallejo. Vivant pour ainsi dire leur mort. Evoquant à ce propos cette "fraternité de la mort" propre à l’expérience des camps. Mais, devant François L., avec qui il avait pu naguère s’entretenir de littérature, Jorge Semprun est muet. Dans ce tombeau qu’est le Lager aux petites heures de la nuit, dans cette "salle des sans-espoir", il retourne le corps de François L. pour scruter son visage et tenter de recueillir d’improbables bribes de paroles. Et François, avant de rejoindre "l’éternité de la mort", parle. Quelques mots brefs où l’écrivain distingue seulement "nihil" dit deux fois. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que Semprun identifie la suite de mots que la faiblesse extrême du mourant avait rendue inaudible. En adaptant Les Troyennes de Sénèque pour le Centre andalou de théâtre de Séville, Semprun trouve, ou plutôt retrouve, ce vers: "Il n’y a rien après la mort, la mort elle-même n’est rien."

Coeur du livre, la nuit au Lager auprès de François L. est un récit longtemps différé, conformément à la règle de l’écriture de Jorge Semprun, essentiellement digressive, soucieuse de mettre les événements en contexte, les abordant après maints tours et détours de la parole et de la mémoire. Semprun évoquait dans L’Ecriture ou la vie le long mûrissement, la lente éclosion des livres portant sur l’expérience concentrationnaire. Le Mort qu’il faut revient sur des lieux, des moments: les latrines, où la fraternité prenait corps, "lieu d’asile et de liberté " unique, où les SS ne pénétraient jamais; les visites dominicales à Maurice Halbwachs, autour du châlit du block 56, évoquant notamment ses anciens cours sur le potlatch; l’importance vitale de la poésie, de la récitation silencieuse des poèmes, qui permet ne serait-ce qu’un instant de faire abstraction de la promiscuité; le début de la désillusion, lorsque Semprun, à peine sorti de sa lecture de Marx, apprend de la bouche d’Otto, un témoin de Jéhovah, la confirmation de l’existence des camps - camps de rééducation comme Buchenwald - en URSS.


Mais c’est dans l’évocation de François L., de son histoire, des rapports qui se tissent avec le narrateur, que le livre est le plus émouvant. Etudiant parisien, fils répudié de l’un des chefs de la Milice française, ce dernier est arrivé à Buchenwald à la même époque que l’auteur. "Ce mort vivant était un jeune frère, mon double peut-être, mon Doppelgänger: un autre moi-même ou moi-même en tant qu’autre." Autrement dit l’incarnation de son propre passé de déporté. Il revient à l’écrivain de dire sa mort, d'écrire cette mort - la fin absurde de ceux qui sont morts pour rien - à travers l’espace d’un livre, ou seulement à travers quelques pages, ou dans le silence et la pudeur d’une simple phrase, comme dans L’Espèce humaine de Robert Antelme.


Thomas Régnier
( Mis en ligne le 11/05/2001 )
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