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Entretiens (1949-1975)
de Pier Paolo Pasolini
Delga 2019 /  26 €- 170.3  ffr. / 347 pages
ISBN : 978-2-37607-161-7
FORMAT : 14,0 cm × 21,0 cm

Graziella Chiarcossi (Directeur de publication)

Marie-Ange Patrizio (Traducteur)


''Nous sommes tous en danger''

Depuis quelques années, le célèbre cinéaste Pasolini, marxiste hérétique, communiste en dehors des clous, est à l’honneur notamment par la publication de ses entretiens. Le premier dans le genre fut le fracassant Écrits corsaires (Flammarion). Est sorti récemment Le Chaos, plus terne, et en voici maintenant un autre chez Delga. C’est sans doute, avec le premier, le plus offensif. Pasolini annonce la couleur en déclarant : «Je déteste le monde moderne, l’industrialisation et les réformes. L’unique chose qui peut «contester globalement» la réalité actuelle est le passé. Pour faire vaciller le présent, il suffit de le mettre en confrontation directe avec le passé». Il parait difficile de comprendre de nos jours une telle virulence et c’est bien en quoi Pasolini avait raison. Ceux qui le découvrent risquent d'avoir mésestimé sa pensée ; celle-ci est pourtant d’une vigoureuse clarté et d’une précision exemplaire.

Un documentaire de Patrick Naslès diffusé sur France 3 et intitulé “Les Autochromes, Et la couleur fut”, indique à un moment qu’Albert Kahn, banquier et philanthrope, envoya des photographes de par le monde pour en ramener des autochromes. On voit alors dans moult pays et régions toutes les cultures dans leur immanence radicale, du Liban au Japon en passant par la Suède. Et c’est ce qui est en train d’être saccagé. Ce contre quoi Pasolini s’insurge est le monde moderne capitaliste qui se prétend progressiste mais est en train selon lui de détruire tout. Dans un entretien, Pasolini fait allusion à Marx qui, dans son célèbre Manifeste, déclare : «Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image».

Le libéralisme doit rassurer les consommateurs pour s’étendre en cercles concentriques au reste du monde et ainsi sauvegarder son système. Son but est de se répandre à la planète entière, entraîner chaque peuple, comme un aimant attirant la limaille de fer, dans le même mode de consommation bourgeois, dissoudre toutes les singularités et changer ainsi les corps et les âmes selon le même logiciel tout en vantant la liberté et l’émancipation. C’est, depuis les années d’après-guerre, la plus grande répression humaine, dit le cinéaste. Il s’agit pour lui d’un génocide culturel. L’expression est forte, violente, quasi insoutenable. De fait, il dénonce l’installation d’une idéologie de vaste envergure, l’idéologie qui a récupéré les «damnés de la terre», agrégeant toutes les composantes sociales au logiciel, tous les opprimés et les dominés, toutes ces personnes en souffrance, les «petits prolétaires de rechange» comprenant exclus, jeunes de banlieue, sans-papiers et sans-logis, étudiants et lycéens. Que dirait-il des homosexuels, lesbiennes et transsexuels, de nos jours soumis à ce même logiciel ? Inutile de préciser que Pasolini était lui-même un homosexuel pleinement assumé. Mais selon lui, l’objectif était clair : toutes ces revendications identitaires permettraient d’agréger toutes les composantes sociales à un même formatage petit bourgeois et d’ouvrir une subjectivité illimitée dans le désir.

Pasolini trouve ainsi les jeunes de son époque fort laids, odieux car ils perdent leur singularité pour devenir des petits bourgeois eux-mêmes. Même les voyous. Ils ne savent plus parler, n’inventent plus leur propre culture populaire et se rattachent à tous les stéréotypes consuméristes. La société transforme les jeunes en «misérables érotomanes névrotiques» dans cette «liberté sexuelle» reçue et non conquise. «Ainsi le dernier lieu où habitait la réalité, c’est-à-dire le corps, le corps populaire, a lui aussi disparu», ajoute-t-il. Il est clair que le cinéaste et écrivain italien en veut à la société permissive et à cette sexualité faussement libérée. Ses déclarations sont alors sans aucune ambiguïté : «Je sais seulement que, pour le moment, la fausse permissivité au sein d’une fausse démocratie est encore pire que la répression brutale et sans euphémisme» ; ou encore : «C’est la tolérance qui crée les ghettos, parce que c’est à travers la tolérance que les «différents» peuvent sortir au grand jour, à condition cependant d’être et de rester une minorité, acceptée mais repérée et circonscrite. La tolérance est l’aspect le plus atroce de la fausse démocratie. Je te dirai qu’il est même beaucoup plus humiliant d’être «tolérés» que d’être «interdits» et que la permissivité est la pire des formes de répression».

Pasolini était peu compris à son époque pour avoir soulevé de nombreuses polémiques et il sera sans doute encore moins compris aujourd’hui. Quand on lui demande ce qu’est une féministe, il répond : «Je crois que c’est une personne qui a une exigence de médiocrité, qui glisse dans l’ordre d’idées mystificatrices de la petite bourgeoisie». L’art de se faire des «amies» en pourfendant une idéologie bien précise qu’avait déjà critiqué Rosa Luxemburg, autre marxiste. Comme quoi Pasolini est cohérent. Nous sommes loin de Simone de Beauvoir... À l’évidence, une telle pensée, largement inspirée par Marx, se heurter à celle de l'«émancipation», à cette «liberté» qui pour Pasolini est une répression. Une répression bien entendu qui n’est plus ouvertement «sanglante», mais change les corps et les âmes de l’intérieur, physiquement, charnellement, ce que n’avait pu faire le fascisme authentique qu’a connu Pasolini. Il écrit entre autres : «Je dis malheureusement parce qu’avec tous ses défauts, c’est un monde que j’aimais. Un monde répressif est plus juste, meilleur qu’un monde tolérant : parce que dans la répression se vivent les grandes tragédies, naissent la sainteté et l’héroïsme. Dans la tolérance se définissent les diversités, s’analysent et s’isolent les anomalies, se créent les ghettos. Je préférerais, moi, être condamné injustement qu’être toléré». À lire ces lignes, on se demande qui de nos jours peut comprendre une pensée si tragique.

Pasolini s’en prend au manque de culture, à cette démission généralisée, à la paresse, au conformisme le plus abject. Il n’hésite pas à accuser cette nouvelle société bourgeoise dans laquelle il doit vivre, il pourfend la science qui sert le cycle de production et de consommation, transformant l’homme en consommateur. Il regrette amèrement la disparition de la culture, de l’art, de l’artisanat, du paysan, de la religion, lui l’athée. L’entretien ''Marxisme et christianisme'' intéressera bon nombre de personnes qui se posaient des questions sur sa relation à la religion. Car ce qu’aime Pasolini, c’est la culture populaire authentique, en relation avec le cosmos, la terre et le réel.

Le cinéaste tente de démontrer que ce système capitaliste a besoin de maintenir en vie de vieux et poussiéreux ennemis : «La menace ne vient plus du Vatican ni des fascistes, qui, dans l’opinion publique, sont déjà vaincus et liquidés, même si c’est encore inconsciemment. L’opinion publique est désormais totalement déterminée — dans sa réalité — par une nouvelle idéologie hédoniste et complètement, même si c’est stupidement, laïque. Le pouvoir permissif (au moins dans certains domaines) protégera cette nouvelle opinion publique». Rétrospectivement, on comprend l’idéologie antiraciste mise en place par le pouvoir dans les années 1980.

On ressort de ce livre souvent ébranlé par la vision claire et lucide de Pasolini, écorché vif observateur d'un monde populaire inféodé à un monde consumériste des plus vils. Le livre se termine sur un entretien poignant de 1975. C’est le dernier. Quelques heures plus tard, Pasolini sera assassiné, payant donc le prix de son engagement, et le titre de cet entretien est «Nous sommes tous en danger».

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 12/06/2019 )
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