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Malaise dans les musées
de Jean Clair
Flammarion - Café Voltaire 2007 /  12 €- 78.6  ffr. / 139 pages
ISBN : 978-2-08-120614-4
FORMAT : 13,0cm x 20,0cm

Désenchanté

L’éditeur Flammarion sort une collection, "Café Voltaire", pleine de vigueur. Après le livre du psychanalyste Michel Schneider, voici le nouvel essai de Jean Clair, écrivain, essayiste et historien de l'art. Il a dirigé le musée Picasso à Paris de 1989 à 2005, a été le commissaire d'un grand nombre d'expositions nationales et a écrit plusieurs essais argumentant sur le vide et l'escroquerie de l'art contemporain. Jean Clair a été aussi le premier à réviser l'histoire des surréalistes et à souligner les travers totalitaires d'André Breton.

Voilà un penseur qui ne pense pas confortablement. C'est surtout un amoureux de l'art. "Ce petit livre est né d'un désenchantement, écrit-il. J'ai passionnément aimé l'art. Je serais même tenté de voir dans sa délectation un besoin immédiat, une disposition innée, détachée des contingences de la naissance, du milieu social, de l'éducation. Il apparaîtrait dès qu'on a ouvert l'oeil, il console de ce que Cioran appelait l'inconvénient d'être né" (p.11). Outre que le texte est admirablement bien écrit, ce désenchantement indique pourquoi Jean Clair ne peut pas admettre que l'art devienne un produit. Structurée en trois parties, Malaise dans les musées n'en reste pas à la simple critique du projet contesté du Louvre d'Abou Dhabi. Ce n'est que le signe d'un malaise plus profond.

La projet du Louvre à Abou Dhabi doit comprendre 24 000 mètres carrés dont 6000 salles d'expositions permanentes et 2000 salles d'expositions temporaires. Il prêtera trois cents oeuvres pendant dix ans. La marque "Louvre" est déposée pour trente ans. Surtout, ce "Louvre" s'intégrera à un complexe festif. Car il s'inscrit dans un projet urbanistique qui verra le jour sur une île artificielle de 27 kilomètres carrés (dix neuf de sable fin), l'île de Saadiyat, comprenant une trentaine d'hôtels de grand luxe, 8000 villas de grand standing, des golfs, 3 marinas, et une piste de ski artificielle. Le Louvre d'Abou Dhabi est le signe des temps où le festif rejoint le culturel, symptôme tangible de la mort de l'art. Cette île de Saadiyat fait songer, comme l'indique Jean Clair, à Xanadu, le paradis démentiel de Citizen Kane. Quatre autres musées seraient construits là, dont une nouvelle filiale du musée Guggenheim. L'ensemble ouvrirait en 2012.

Sur le problème même, Jean Clair relève plusieurs contradictions. Tout d’abord il ironise sur l'argument selon lequel ce Louvre contribue à la diffusion d'une culture «universelle» dont la France serait le berceau. Ou qu'il valorise le patrimoine, traité comme un capital, et qu'il rentabiliserait les réserves du Louvre débordant d'oeuvres jamais exposées, ce qui est faux. Le plus vraisemblable, selon Jean Clair, est que ce Louvre faciliterait le marché commercial et stratégique tournant autour de la vente d'avions civils et militaires...

Ce projet va surtout à l’encontre des missions des conservateurs du patrimoine dont la fonction consiste à acquérir les œuvres jugées les plus importantes du point de vue artistique ou historique au bénéfice des collections publiques. L'idée d'une contrepartie financière est en contradiction avec l'éthique des musées car celle-ci implique le désintéressement des prêts, seul garant de la préservation des œuvres et d'une diffusion culturelle équitable. Il est vrai que les donateurs ne seraient peut-être pas contents d'un tel projet "d'emprunts onéreux, en un lieu exotique et pour des durées fort longues, sans projet autre que de distraire le baigneur ou le skieur de ses efforts physiques, [qui] fera peser sur l'intégrité des collections."

Selon le Conseil international des musées (ICOM), "les musées sont des institutions permanentes sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouvertes au public. Ils acquièrent, conservent, diffusent et exposent à des fins d'étude, d'éducation et de délectation, les témoignages matériels et immatériels des peuples et de leur environnement». L'article 2.16 de ce Code précise que «les collections des musées sont constituées pour la collectivité et ne doivent en aucun cas être considérées comme un actif financier». Jean Clair souligne que dans la loi relative aux musées de France du 20 décembre 2001, promulguée le 4 janvier 2002, l'article premier rappelle le caractère non lucratif du musée.

Il est vrai que le fait est sans précédent. Il est difficile de faire référence à un État qui aurait aliéné ses collections aux intérêts d'un particulier. Jean Clair fait remarquer qu’en faisant une telle chose, ce qu’on peut appeler «collection» n’en est plus une, surtout quand celle-ci est une collection publique, patiemment construite depuis des années. «Au demeurant, quand on crée des filiales — EDF, la Poste —, on s'engage peu ou prou sur la voie de la dénationalisation de services publics. Peut-on dénationaliser les collections de la Nation ?» (pp.50-51)

Au fur et à mesure, la plume de Jean Clair se fait plus féroce car ce projet s’inscrit dans un déclin de l’art. Il constate trois degrés de ce déclin : culte/culture/culturel. «Quand le mot «culturel» a-t-il fini, dans notre langue, par remplacer celui de «culture» ? Vers la fin des années soixante ? Je me souviens d'un article de Gaétan Picon qui s'alarmait : l'emploi du «culturel» signifiait la fin de la culture. La culture est une, le culturel est pluriel. La culture est une qualité, une identité, qui unit et qui élève. Le culturel disperse, éparpille, dégrade, disqualifie, il nous fait redescendre dans le nombre, avec la pesanteur de plomb du quantitatif : les affaires culturelles, les activités culturelles, les acteurs culturels, les ingénieurs culturels, les gisements culturels, les industries culturelles... La culture, c'était, fidèle à son origine, le culte, la fondation du temple et la naissance, littéralement, de la «contemplation», la délimitation d'un lieu sacré dans l'espace et la fidélité à ce lieu. Le culturel, c'est l'exportation, le commerce, la politique des comptoirs. Il arrivait que l'on croisât des hommes de culture. On ne rencontre plus guère que des fonctionnaires culturels.» (pp.34-35). C'est un fait : l'art est sinistrement devenu un «produit culturel» et bon nombre de personnes peuvent arborer sans honte leur carte de visite avec pour titre «Conseiller en management culturel».

La marque Louvre devient ainsi semblable aux marques «Hermès», «Prada» ou autres que l’on arbore fièrement. Jean Clair fait remarquer que pour en arriver là il faut déjà calquer un principe de fonctionnement sur une entreprise privée, soucieuse de gestion. A notre époque le nom «Picasso» est cédé à un fabricant d'automobiles... «Mélanger les deux registres, appeler «Picasso» une voiture de série, ou donner la marque «Louvre» à tout rassemblement d'objets d'art susceptibles d'être modifiés, les uns vendus, les autres rachetés, comme s'il s'agissait, non d'un inventaire national mais d'un dépôt marchand, c'est, en confondant la série produite par la technique et l'oeuvre unique, produit singulier d'une histoire humaine, introduire dans la langue, qui est ordre, hiérarchie et construction, une confusion, un scandale et un désordre plus graves pour l'espèce et pour l'idée qu'elle se fait d'elle-même que la licence, aimable ou ridicule, d'une «campagne de pub» imaginée par des «créatifs» et destinée à «marqueter» des «produits»». (p.65) Jean Clair va même plus loin encore car il voit le processus à l’œuvre métaphysiquement : «Céder, monnaie sonnante, un nom noble et singulier pour en faire une marque à des fins marchandes, c'est, toutes proportions gardées, appliquer à l'économie globalisée la logique des camps, lorsque le détenu, n'étant plus un homme, car seul un homme est digne de porter un nom, n'était plus désigné, dit Primo Levi, que par Null Achtzehn — être sans nom.» (p.66) La critique du processus est logique et sans appel. Pourquoi donc se gêner quand l’art est dégradé à ce point ?

Jean Clair s’indigne que des politiciens, et un ministre, deux mois avant son départ, aient pu prendre une décision qui engage la mémoire même de la nation. Il parachève son livre par une critique de l’art contemporain, et de la situation de l’art à notre époque : «Tel est le musée aujourd'hui : on ne vient plus y rencontrer des oeuvres pour trouver réponse à l'énigme de la vie et de la mort, on vient s'y mesurer au vide» (pp.138-139). Morne constat.

Au terme de l'essai, Jean Clair, avec une écriture limpide et précise, montre à quel point un tel processus n’est pas innocent. A force de dégradations successives, on ne se rend plus compte d’une situation et l'on est prêt à accepter des choses inqualifiables sans réagir. Jean Clair ne veut pas accepter une telle défaite et sa voix désenchantée résonne comme un écho dans les musées désertés. Pour combien de temps encore ?...

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 06/02/2008 )
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