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Le Péché philosophique ou le salut à la portée de tous
de Françoise Hildesheimer
Honoré Champion - Histoire et archives 2020 /  28 €- 183.4  ffr. / 152 pages
ISBN : 978-2-7453-5443-3
FORMAT : 15,5 cm × 23,5 cm

Françoise Hildesheimer collabore à Parutions.com

L’auteur du compte rendu : Stéphane-Marie Morgain est professeur émérite de l’Institut catholique de Toulouse où il a enseigné l’histoire moderne. Il a publié plusieurs études sur Pierre de Bérulle et Richelieu.


Théologie du Salut

Qu’elle traite de l’histoire de l’Église (Une brève histoire de l’Église. Le cas français, 2019), du rapport de cette institution avec le pouvoir («Rendez à César» : l’Église et le pouvoir, IVe-XVIIIe siècle, Paris, 2017), de Richelieu (Richelieu, Paris, 2011, La Double mort du roi Louis XIII, Paris, 2007) et de la question janséniste (Le Jansénisme en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1992, Le Jansénisme : l’histoire et l’héritage, Paris, 1992), Françoise Hildesheimer construit patiemment le parcours de l’inexorable déconstruction de l’équilibre chèrement acquis entre l’Église et l’État, entre l’Église et la société, l’irruption de la raison (Thomas d’Aquin et Descartes, mais aussi Richelieu), la lente autonomisation de la philosophie et la fin du monopole de la maîtrise des consciences par les clercs. Témoin attentive du clivage entre radicalisation traditionaliste et adaptation au monde, qui traverse l’histoire de l’Église depuis Augustin jusqu’à nos jours, elle s’interroge sur la capacité ou non de l’Église à se moderniser. Là où d’autres historiens chevronnés s’exercent à l’écriture de grandes synthèses ou à l’art du «Manuel», Françoise Hildesheimer s’obstine avec bonheur à dénicher un point de détail qui, mis en perspective sur le temps long, éclaire les logiques des grandes mutations, et la progressive éviction de Dieu et de ses représentants de la société des hommes.

Le scandale éclate lorsqu’en 1686 le jésuite Étienne Bougot soutient au collège de Dijon la thèse selon laquelle «pour pécher théologiquement, il faut actuellement penser à Dieu ; qu’autrement c’est à la vérité un péché philosophique contraire à la raison, mais non pas théologique». En d’autres termes, ceux qui ne connaissent pas Dieu ou agissent dans l’ignorance de ses lois ne pèchent pas et sont exemptés des peines éternelles. La distinction entre péché philosophique, contraire à la raison, et péché mortel, contraire à Dieu, était connue depuis le Moyen Âge. La thèse proposée à Dijon n’avait donc apparemment rien de scandaleux et le débat pouvait en rester là. C’était sans compter sur la vigilance et l’esprit bretteur d’Antoine Arnauld qui introduit cette question dans le large débat sur la grâce dont il s’est fait le champion. Deux camps s’opposent alors : Arnauld défend, dans la ligne augustinienne, la priorité absolue de la grâce, pour le salut de l’homme, les jésuites prétendent que le pécheur ignorant de Dieu n’est pas forcément voué à l’enfer. Le 24 août 1690, Alexandre VIII en affirmant ‒ dans le sillage d’Arnauld ‒ que même si le pécheur ne connaît pas Dieu ou ne pense pas à lui quand il pèche, commet un péché théologique condamne la thèse des jésuites. L’ignorance de la loi divine est toujours considérée au XVIIe siècle comme coupable. Interprétée par le parti des rigoristes représenté par Arnauld, la thèse des jésuites, qualifiée de laxiste, atteignait de plein fouet la question du salut des libertins, des païens, des rites chinois et poussera finalement une Église, de plus en plus aux abois, à fulminer une avalanche de condamnations : péché philosophique (1686), quiétisme (1699), jansénisme (1713), signe d’une incapacité à contrôler l’indépendance de la pensée philosophique de Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau et les convictions impies de Meslier. Le péché et le salut ne font plus recette.

En cinq chapitres aussi denses que précis ‒ I. Le bref scandale du péché philosophique, II. Le cœur du débat (Augustin et Thomas d’Aquin), III. La tunique déchirée, IV. Le poids du péché (pastorale de la peur), V. Un produit d’exportation (le Nouveau Monde) ‒, Françoise Hildesheimer retrace avec une indéniable maîtrise, les conséquences d’une thèse proposée au collège de Dijon sous la présidence du Père François Musnier. Car en somme, le «péché philosophique», contesté par les rigoristes, a finalement atomisé le «péché théologique» dans une société où Dieu et sa loi, la récompense et la condamnation, n’ont plus leur place, et où l’Église a perdu son pouvoir d’accorder à l’homme son entrée dans la vie éternelle. C’est aussi le résultat des études de Guillaume Cuchet sur ce sujet. Dès lors, pour tenter d’exister encore et de converser une parole «audible», l’Église s’est contrainte à minimiser, voire à occulter, son discours sur la théologie du salut pour le centrer sur l’homme et ses relations avec ses semblables. Très significative dans ce sens est l’absence du mot «salut» dans la très longue encyclique du pape François Fratelli tutti du 3 octobre 2020. En revanche, il écrit au n° 278, citant Le Joie de l’Évangile : «Appelée à s’incarner en tout lieu et présente pendant des siècles partout sur la terre – c’est le sens de “catholique” – l’Église peut comprendre, à partir de son expérience de grâce et de péché, la beauté de l’invitation à l’amour universel. Car «tout ce qui est humain nous regarde. […] Partout où les assemblées des peuples se réunissent pour établir les droits et les devoirs de l’homme, nous sommes honorés quand ils nous permettent de nous asseoir au milieu d’eux».

Stéphane-Marie Morgain
( Mis en ligne le 20/01/2021 )
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