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Philosophie  

Comme un seul homme - Corps politique et corps mystique - 2 Tomes
de Nanine Charbonnel
Aréopage - Penser ! 2010 /  39 €- 255.45  ffr. / 732 pages
ISBN : 978-2-908340-84-6

Deux volumes (Tome 1 - pp.1-313 ; Tome 2 - pp.320-730) : ne peuvent être vendus séparément.

L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi est maître de conférences en philosophie à l'Université de Strasbourg.


Incarnation du politique

Nanine Charbonnel poursuit son entreprise d’analyse de la «prise au propre» des métaphores dans la pensée occidentale. De son point de vue, ce procédé a servi à contourner la problématique de la co-existence réelle des individus. Par incapacité de conceptualiser les rapports entre les êtres humains, on a donné aux questions politiques une solution métaphorique présentée comme réelle, en oubliant ou en occultant le sens figuré. Dans cet ouvrage, l’auteur s’attaque à l’énorme dossier de la pensée théologico-politique, du nominalisme du XIVe siècle jusqu’aux totalitarismes du XXe. Partant du constat que les grandes théories de la sécularisation ne parlent pas de la christologie, Nanine Charbonnel indique une perspective nouvelle : non seulement la sécularisation du politique effectue une transposition de schémas chrétiens, mais dans ceux-ci, c’est l’incarnation, le corps du Christ, le Corps mystique, le Corps eucharistique, qui a joué le rôle principal d’opérateur métaphorique, ouvrant la voie à des bricolages théoriques extraordinairement créatifs.

Par sa plasticité, le Corps mystique autorise en effet toutes sortes de combinaisons et de mélanges, dont Nanine Charbonnel nous livre le secret chez des auteurs aussi différents que Hobbes, Rousseau, Herder, Fichte, Comte, Michelet, Léon Bloy, Lénine. Tantôt il accepte la hiérarchie des membres (I Corinthiens 12), tantôt, avec le nominalisme, il tend à faire croire que les membres sont égaux. A cet égard, il faut distinguer deux modèles qui ont servi de «filons» à la pensée politique, tantôt séparément, tantôt conjointement. D’un côté l’apologue des membres et de l’estomac de Menenius Agrippa qui renvoie à une hiérarchie naturelle, confondue avec le fonctionnement docile d’organes différenciés. De l’autre, le modèle eucharistique, qui fonctionne à l’équivalence, égalisant les parties dans un tout substantiel (lui-même hétérogène à ses éléments). Ce dernier ouvre de multiples possibilités. Le corps eucharistique, qui imprègne deux mille ans de culture européenne, fournit notamment le modèle d’un tout qui est tout entier dans chacune de ses parties et qui y est, si l’on peut dire, «corps et âme», selon l’indistinction du physique et du moral. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le Corps mystique des théologiens du Moyen Age se transpose à l’Humanité, qui peut être conçue comme composée de parties différenciées : les nations ou les peuples. Mais souvent aussi, c’est l’Etat, la Nation, le Peuple, qui sont pensés sur le modèle du Corps du Christ, comme une Chose collective, vivante, divine et régénérée.

On assiste à la naissance du Corps mystique paulinien et aux spéculations qui ont suivi, dans le silence des monastères, pour tenter de mettre en formules ce qu’il y avait de moins logique : un corps assez flou pour avoir une tête et être la tête, et être esprit. Il faut suivre l’auteur dans ces méandres théologiques jusqu’à Calvin (dans le tome 1) pour comprendre comment un même schéma a pu, à partir du tournant de Hobbes, se réinvestir dans le corps politique et opérer le «transfert du sacré» dans la pensée politique jusqu’aux régimes totalitaires (tome 2). Ce n’est pas le monothéisme en général qui structure les schémas théologico-politiques de notre passé, mais la christologie, le corps du Christ étant le principe d’une collectivité politique substantielle qu’il s’agit de faire exister, au prix d’une souffrance et d’un sacrifice nécessaires et salutaires : voir la Pologne, «Christ des nations», ou autres personnes collectives «de chair et de sang». L’incarnation a ceci d’intéressant, pour la pensée théologico-politique, qu’elle se situe à l’écart de la représentation, laquelle consiste à parler au nom d’une collectivité existante. Avec l’incarnation, il s’agit de faire exister une collectivité «en personne». L’incarnation permet de se mettre «à la place de» (comme le Rédempteur) au lieu de parler «au nom de».

On l’aura compris, cet ouvrage n’est pas un livre d’histoire des idées théologiques ni un livre d’histoire de la philosophie, même s’il fournit de précieux repères dans ces domaines. C’est une critique de la raison métaphorique appliquée au langage de la modernité politique. Prendre l’histoire de la chrétienté comme le laboratoire de la pensée politique permet de reconsidérer le processus de sécularisation et d’y voir autre chose que le triomphe de la rationalité. D’où un certain scepticisme, et une ironie parfois cinglante à l’égard des apologies de la modernité et des commentaires naïvement progressistes. La christologie apparaît, en retour, comme autre chose que du religieux : du politique passé en métaphysique. Pour comprendre comment cela est possible, il faut prendre le langage non comme instrument d’expression, mais comme producteur d’idéologie, machine à fabriquer des figures qui font dysfonctionner l’esprit. Nanine Charbonnel demande au lecteur de ne pas se méprendre sur son projet : il ne s’agit pas de rhétorique, par exemple de rhétorique politique, mais de figures de la pensée induites par dérèglement des mécanismes sémantiques. C’est ce dérèglement des mécanismes sémantiques que les commentateurs et les historiens de l’organicisme n’avaient pas perçu, si l’on en croit l’auteur, tant ceux-ci s’étaient laissé eux-mêmes égarer par les sortilèges de «la prise au propre».

Ce livre-fleuve se lit agréablement : on est captivé par le choix de citations d’auteurs variés, qui tourbillonnent au gré des homologies étudiées. On est également séduit par la présentation soignée, due à un éditeur qui est en même temps graphiste, Jean-Luc Besson. Si la thèse est dans l’ensemble convaincante, on est parfois gêné par la superposition des modèles analogiques, qui rend peu évidente l’imputation à la composante eucharistique, pourtant constamment suggérée. Parmi les schémas pseudo-logiques, certains semblent n’avoir rien de spécifiquement christologique, comme la prise de la partie pour le tout, dont l’auteur rappelle, mais seulement en passant, qu’elle est un des aspects de la pensée primitive selon Lévy-Bruhl. Nanine Charbonnel scrute moins des textes que des figures de pensée et des procédés, selon une technique d’analyse du discours très éloignée de l’histoire des doctrines ; en résumé, elle étudie ce que les auteurs font plutôt que ce qu’ils affirment. Mais ce qu’ils font n’a parfois plus rien à voir avec ce qu’ils affirment, comme par exemple lorsque le message paulinien sert à fabriquer des théories différencialistes ou racistes.

On se demande finalement comment ce recyclage de schémas chrétiens a pu se retourner contre le christianisme dans sa dimension universaliste et cosmopolitique. Un livre à méditer, en attendant le prochain.

Laurent Fedi
( Mis en ligne le 22/12/2010 )
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