L'actualité du livre
Philosophie  

Fenêtre sur le Rien
de Emil Cioran
Gallimard - Arcades 2019 /  13,50 €- 88.43  ffr. / 252 pages
ISBN : 978-2-07-283453-0
FORMAT : 12,5 cm × 19,0 cm

Pensées crépusculaires

- ''Le langage muet de l'horreur est la langue maternelle du silence'' -
(E. Cioran, 1944)

Emil Cioran (1911-1995) est le philosophe du désespoir, de l’absurdité totale d’être, de l’ennui, du dépérissement, de la solitude, et de l’auto-mépris. En quelques chef-d’œuvres aphoristiques et philosophiques, il a su apporter à la pensée contemporaine un souffle nihiliste. Auteur prolifique de fragments, mais aussi d’essais - Sur les cimes du désespoir (1932), Le Livre des leurres (1936), Des larmes et des saints (1937), Le Crépuscule des pensées (1938), Syllogismes de l’amertume (1952), Le Mauvais démiurge (1969), De l’inconvénient d’être né (1973), Aveux et Anathèmes (1987) -, il décrit l’existence comme une souffrance intense où la mort, le néant, l’absurdité de vivre, la vacuité et le temps qui passe empêchent tout épanouissement, provoquant par conséquent un trouble intérieur permanent et un malheur inéluctable. Du roumain au français, les écrits du philosophe se sont affinés avec les années, faisant de l’écrivain devenu parisien un styliste de premier ordre. La reconnaissance qui est la sienne combine donc ces deux aspects : une vision radicale du néant liée à une dimension stylistique savoureuse.

Fenêtre sur le Rien, titre donné par le traducteur qui a retrouvé ces fragments inédits, rassemble des aphorismes (parfois assez longs) qui explorent les contrées existentielles déprimantes d’une âme en perdition. Impossible de donner une ligne directrice à ces réflexions que l’on peut néanmoins classer en trois catégories : l’aphorisme à valeur universelle, la remarque personnelle et l’exemple à caractère moral. Le contexte politique – ces textes sont écrits probablement pendant l’Occupation - n’est pas propice à l'épanouissement du philosophe qui a dépassé la trentaine et se perçoit déjà comme un vieillard.

Considérations sur l’impossibilité de se construire, séparation de l’amour (qui enfreint toute construction spirituelle) et de l’esprit (qui conduit néanmoins à la perte), impossibilité d’éprouver l’essence de la musique sans se trahir de manière existentielle, l’homme est partagé, voire torturé entre la passion (pis-aller pouvant nous conduire à la ruine) et la raison (distinction fondamentale qui élève l’homme mais qui le fait sombrer aussitôt dans un surplus de lucidité dramatique). Cioran choque et perturbe car il utilise, souvent à bon escient, des images foudroyantes, puisant dans le champ lexical de l’apocalypse. Les termes sont la plupart du temps aussi radicaux qu’imagés ; ce qui confère à l’ensemble une symphonie funèbre assez inédite en littérature.

De ces centaines de fragments, certains sont ainsi de petits chefs d’œuvre quasi poétiques : citons ceux-ci, à titre d’exemples :

- «La vie: une anecdote au cimetière. Une farce à l'abattoir.»
- «Après chaque passion et à la fin de toutes, on n'en éprouve plus qu'une : celle de l'amertume».
- «Les femmes m’ont plus inspiré le sentiment de ma disparition que tous les cimetières de la Terre. Sans cela, je n’aurais pas multiplié les arguments pour excuser cette créature accidentelle, contre l’évidence du vide».


Ce dernier fragment illustre une ''étrangeté'' chez l’auteur : la présence de la femme et l’évocation de l’amour, très rares dans son œuvre aphoristique, quoique liées également à une impossibilité tragique et issues d’une création démoniaque.

Malheureusement, le grand Cioran des Syllogismes de l’amertume se fait parfois obscur, voire hermétique sur certaines considérations (notamment personnelles). Peut-être est-ce l’utilisation de sa langue maternelle qui peine face à la langue française qu’il s’apprête à imposer à son œuvre ? Toujours est-il que ces aphorismes n’ont pas été publiés sciemment par l’auteur qui peut-être n’était pas satisfait de cette production. C’est le risque permanent de publications posthumes qui échappent à la décision du créateur. Mais ne boudons pas notre plaisir, le Cioran funèbre n’est cette fois-ci pas trahi et ses lecteurs se feront une joie de se replonger dans l’univers sans espoir du plus grand écrivain du désespoir.

Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 27/11/2019 )
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