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L’esclavage, encore et toujours ! | | | Peter Garnsey Conceptions de l'esclavage - D'Aristote à saint Augustin Les Belles Lettres - Histoire 2004 / 29 € - 189.95 ffr. / 412 pages ISBN : 2-251-38062-0 FORMAT : 15x22 cm
Lauteur du compte rendu : Yann Le Bohec enseigne lhistoire romaine à la Sorbonne. Il est lauteur de plusieurs ouvrages adressés tant aux érudits quau grand public. En dernier lieu, il a publié Larmée romaine sous le Haut-Empire (Picard, 3e édit., 2002), César, chef de guerre (Éditions du Rocher, 2001), et Urbs. Rome de César à Commode (Le Temps, 2001). Imprimer
Il nest pas banal quun livre apporte du nouveau sur lesclavage, les marxistes ayant épuisé depuis leur cher XIXe siècle tout ce que lon croyait savoir sur le sujet. Les non-marxistes, de leur côté, étaient arrivés à deux constatations majeures. Dune part, les esclaves ne représentaient pas la force de production essentielle du monde antique, sauf dans lItalie des environs de 200 à 73 avant J.-C. (cest-à-dire jusquà la célèbre guerre de Spartacus), car partout ailleurs ils subissaient la concurrence sévère des travailleurs libres. Dautre part, sauf dans lItalie de la période dont il a été question, ils nétaient nulle part très nombreux, lÉgypte ayant même totalement ignoré le phénomène jusquà larrivée dAlexandre et des Lagides.
Peter Garnsey sest posé la question de savoir si des anciens ont envisagé de mettre en cause cette pratique, sils lont condamnée ; en effet, on pouvait légitimement attendre une attitude critique de la part des philosophes et des hommes de Dieu. Cette interrogation, au demeurant, a des résonances très modernes, puisque des assemblées internationales ont récemment débattu des conséquences actuelles de lesclavage des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour répondre à son interrogation, lauteur ordonne sa réflexion en suivant une méthode à tous égards très séduisante, puisquil propose de très nombreux textes en traduction. On constate alors que linstitution de lesclavage paraît normale à tous les penseurs. Aucun dentre eux ne la critique, mais tous demandent que les esclaves soient traités avec humanité. Cest lattitude de philosophes comme Platon et Aristote, de penseurs-économistes comme Varron dans son traité dagriculture, ou de juristes comme Gaius. Il faut en outre rappeler que les Grecs se montraient plus durs que les Romains à légard de leurs esclaves. Ils les considéraient comme des animaux ou comme des machines, alors que les derniers cités voyaient en eux des hommes diminués, mais des hommes tout de même ; ils imaginaient que ces êtres étaient des humains nés avec une infirmité, avec quelque chose en moins, la liberté (J.-C. Dumont, Servus, 1989). On note également une amélioration de leurs conditions de vie au cours du Haut-Empire, non pas sous linfluence du christianisme, encore trop faible, mais sous laction de la philosophie stoïcienne. Les Juifs, comme Philon dAlexandrie, et les Chrétiens, depuis s. Paul jusquà s. Augustin, en passant par Basile de Césarée, Ambroise, et bien dautres, nont pas envisagé autrement la société. Au fond, lenseignement de s. Paul sur ce sujet se résume à une formule simple : Maîtres, aimez vos esclaves, esclaves aimez vos maîtres. Et lApôtre a été suivi sur ce point par tous ses coreligionnaires.
Peter Garnsey a bien cherché des critiques de lesclavage en tant que tel. Il a relevé des bouts de phrases, des citations faites par des auteurs anciens ou retrouvées sur des fragments de papyrus, qui peuvent laisser croire à une condamnation ferme, mais qui en réalité ne prouvent rien. Un seul personnage a clairement rejeté cette institution; cest un évêque relativement peu connu du grand public, Grégoire de Nysse, qui faisait de lesclavage un péché. Mais, précisément, ce qui frappe, cest lisolement de son point de vue. Au fond, aucune religion na condamné lesclavage, pas plus le judaïsme que le christianisme, et il est douteux que lislam se soit beaucoup distingué sur ce point. Il est nécessaire de se demander pourquoi tant de grands esprits ont manifesté un aussi fort conservatisme. Peter Garnsey pense que tous y trouvaient leur intérêt et se sont laissés aller à une forme de lâcheté. Il est possible denvisager les choses autrement : lorganisation de la société et des mentalités collectives empêchait denvisager la disparition de cette classe sociale.
Faut-il condamner les anciens qui nont pas même envisagé la suppression de cet état de fait horrible pour nous ? On ressent limpression que lauteur serait tenté de répondre par laffirmative. On peut aussi penser que ce genre de jugement relève de lanachronisme : la suppression de lesclavage nétait pas envisageable. Dans ce cas, Grégoire de Nysse fut alors en son temps un anachronisme vivant. Quoi quil en soit, Peter Garnsey a donné un livre qui suscite une foule de questions, cest-à-dire un bon livre.
Yann Le Bohec ( Mis en ligne le 01/06/2004 ) Imprimer
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