| Eric Alary L'Exode - Un drame oublié Perrin 2010 / 22 € - 144.1 ffr. / 465 pages ISBN : 978-2-262-02619-6 FORMAT : 15,5cm x 24cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris.
Éric Alary collabore à Parutions.com Imprimer
1940, mai-juin : lExode
Ce sont plus de 8 millions de Français, mais également des Néerlandais, des Belges qui fuient lavancée allemande et la terrible Blitzkrieg
qui fuient également les souvenirs de loccupation de la Grande Guerre. Cest un chaos de population qui vient séchouer en France «libre», une vague, plutôt un tsunami. Cest limage de routes bondées, de foules traumatisées, cachées dans des fossés pour échapper aux Stukas. Cest aussi limage dun Etat qui aurait été immédiatement dépassé, dautorités administratives en fuite ou débordées, dun effort militaire qui aurait été paralysé par lampleur des blocages
La figure du réfugié, déjà connue au XXe siècle, acquiert durant ce printemps dramatique une ampleur nouvelle. Un drame humanitaire se joue, mais un drame refoulé, peu analysé, qui campe dans les mémoires plutôt que dans lhistoriographie. Les «oubliés de la Grande Guerre» dAnnette Becker trouvent, dans cet ouvrage, un écho.
Professeur de classes préparatoires et maître de conférences à lIEP de Paris, Eric Alary est un spécialiste réputé de lhistoire de la Seconde Guerre mondiale, et notamment de la France en guerre mondiale. Après des ouvrages consacrés à la ligne de démarcation, aux résistants et à la «vie quotidienne» en temps de guerre et daprès guerre, il entraîne cette fois son lecteur dans le chaos des premiers jours de guerre, sur les routes dune France qui sent le vent de la défaite, et qui attend, sans y croire, un impossible sursaut.
Car de sursaut, il ny eut point, et lexode est limage qui sattache le plus à cette courte période, entre la «phoney war» (devenue la drôle de guerre) et sa conclusion brutale, puis linstallation dans une France nouvelle, de Vichy et de la défaite. Lexode fonctionne à la manière d une onde de choc, qui précède et suit la guerre allemande, la Blitzkrieg : une onde de choc qui se propage des Pays-Bas à la Belgique et au Luxembourg, puis à la France, ramenant, comme un reflux sans espoir, la masse des réfugiés. Au départ, tout semble avoir été prévu
au moins en France (la situation belge adossée à une neutralité revendiquée
et acceptée par lAllemagne nazie en 1937 est plus ambigüe, mêlant irénisme et méfiance). Les zones (villes et départements) daffectation pour les futurs réfugiés sont prévues, ainsi que les trains et voies dacheminement. A cet égard, louvrage propose un appareil cartographique dune précision tout administrative. Mais la machine senraye, faute de rouages (la fuite des autorités administratives notamment). Certes, les structures dentraide existent pour pallier les déficiences du système. On note à cet égard, et par incidence, le rôle important des associations et autres structures partisanes (tels les Auxiliaires de Défense Passive, versant associatif du PSF). Mais limpression générale est celle dune cacophonie, qui fait écho au silence de lEtat. Une cacophonie aux allures diverses, entre exil improvisé et «tourisme» sauvage, au détour duquel on découvre la promiscuité, lAutre
Le célébrissime Tour de France de deux enfants, livre dapprentissage de cette génération, est bien dépassé par les faits.
Une cacophonie dont il faut savoir également sortir, et E. Alary sait ne pas sarrêter à la crue, mais se pencher également sur le reflux, le retour au foyer (ou ce quil en reste) et à la normalité. Mais quelle normalité pour une France découpée, tronçonnée par une ligne de démarcation gérée par loccupant ? Quel retour au travail ? Dans quelle famille (et le cas des familles séparées par la crise est un véritable casse-tête assorti dun drame humain) et surtout dans quelle patrie ? Et pour quelle catégorie de population - les juifs notamment ? La découverte dune France désormais occupée par les Allemands (qui ont fixé au 22 juillet 1940 les conditions dun rapatriement définitif et massif), où le domicile, le champ ont pu être pillés, occupés, réquisitionnés, interdits même, est un autre traumatisme pour les réfugiés sur le retour. Des tensions sont inévitables, ainsi que de premières réactions au paysage renouvelé du quotidien. Dautant que le régime de Vichy ne se prive pas dinstrumentaliser lexode (et les exodiens) en lui attribuant la responsabilité des difficultés de lheure, et en agitant même le spectre de la famine. Sommé de gérer la situation, le nouveau régime fait face à une première épreuve administrative et logistique dampleur.
Au passage, cet ouvrage nourri de commentaires, de réflexions diverses, va au-delà dune seule histoire de lexode, déjà méritoire en ce quelle est peu pratiquée : cest, dans la foulée des autres ouvrages dEric Alary, lhistoire dune France en guerre, ou plutôt dune France qui se découvre en guerre totale. La guerre devient peu à peu le quotidien des Français, et la figure du réfugié, de lexodien selon la suggestion de J.-P. Azema simpose, puis se banalise, sur fond dapocalypse. Lexode ramène à une histoire de lEtat (et de son effondrement, qui commence par limprévoyance pour sachever avec la fuite des autorités : une «France sans tête» pour reprendre lexpression heureuse de lauteur), une histoire des mentalités, de la peur et du trauma de guerre, dun sentiment national qui demeure fluctuant, quand il faut par exemple accueillir les malheureux «Boches du Nord». Notamment, le développement de la rumeur, au passage des réfugiés, est suivi avec attention. Une histoire des individus enfin, du «bétail humain», et lauteur sait alterner, avec bonheur, macro et micro-histoire pour restituer les étapes de cette crise courte, mais décisive pour les quatre années à venir. Le «passé qui ne passe pas» dHenri Rousso trouve ici ses prémices.
Sur un tel sujet, on pouvait attendre un tableau impressionniste, qui aurait joué du contraste entre le drame, le comique, le surréaliste
un roman historique, parti facile que lauteur na pas suivi, plus préoccupé de donner à ce chaos densemble un sens (ce qui est finalement le propre de lhistorien : donner du sens aux évènements), et de sen servir pour éclairer létat du pays plongé dans une crise majeure. Doù le va-et-vient constant, et nécessaire, entre le général et le particulier, lindividu et la masse. En annexe, les recherches en archives (nationales et départementales, françaises et allemandes, publiques et privées) témoignent de lampleur de la synthèse qui sen dégage. Les anecdotes, les portraits, les tableaux joliment ciselés, avec un soucis de lexemple et de la citation en contexte, alternent avec des raisonnements plus larges, pour illustrer divers aspects de la société française, dévoilant la fameuse France «de Tino Rossi et de la belote» évoquée en 1938 par Montherlant, une France qui sait désormais le poids de la guerre. Une étude importante donc, qui sinscrit dans une réflexion historique forte, autour de lindividu aux prises avec lEtat et la guerre.
Les spécialistes dhistoire de la guerre y trouveront une solide analyse, largement documentée, et les lecteurs curieux de découvrir une page dun passé encore pesant y retrouveront sans doute quelque chose de la mémoire familiale.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 13/04/2010 ) Imprimer
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