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L’année prochaine à Jérusalem ! | | | Yakov-M. Rabkin Au nom de la Torah - Une histoire de l'opposition juive au sionisme Les Presses de l'université Laval 2004 / 21 € - 137.55 ffr. / 274 pages ISBN : 2-7637-8024-5 FORMAT : 15x23 cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Un jour de 1970, Yakov Rabkin, universitaire canadien de tradition juive, assiste à une danse joyeuse de jeunes mystiques hassidiques à Boston, en compagnie dun collègue juif américain laïque. En entendant leur chanson rituelle «Lannée prochaine à Jérusalem», le professeur américain ose un bon mot : «Mais ils y seraient en quelques heures avec un billet davion !» Ignorance ou simple humour agnostique, la réflexion illustre lincompréhension abyssale entre deux mondes «juifs» et même lignorance de cette incompréhension dans une partie du judaïsme international. Car, explique Rabkin, la Jérusalem des hassidiques nest pas celle de lEtat dIsraël ! Pire : la capitale de «lentité sioniste» (expression juive avant dêtre reprise par lOLP) en est la caricature et le contre-modèle. Il faudrait une autre révolution des transports, à la suite du vrai Messie, pour que nos vrais juifs osent venir en Terre Sainte ! Technique et politique face à idéalisme religieux et mystique, le malentendu est total.
Mais faut-il parler de «judaïsme» ? Au nom de la Torah, LHistoire de lopposition juive au sionisme du professeur Rabkin est justement consacré à la dualité de ce qui pour lextérieur est simplement le «judaïsme» ou «les Juifs». Le point central de cette très belle et très scientifique étude, est que la nature même du judaïsme fait problème aux Juifs de notre temps, au moins depuis la naissance du sionisme à la fin du XIXe siècle. Si on parle de «formes» dune même réalité fondamentale, on admet une substance juive qui supporterait des incarnations secondaires possibles, ce qui est problématique à bien des égards. Car si le «peuple juif» a un sens à lépoque de la diaspora, depuis la chute du Temple, cest comme communauté culturelle et religieuse trans-nationale et non comme nation. Quil y ait eu une nation juive antique est indéniable, mais la particularité de cette nation était dêtre définie dabord par une fidélité religieuse et si cette religion a pu être nationale de fait et coïncider avec une structure étatique (sous des rois oints de Dieu), le judaïsme nest pas en droit une religion de la "race", mais la Révélation de la Vérité du Dieu Créateur de lUnivers destinée à tous les hommes. Le nom «juif» appliqué indifféremment à la communauté de foi et aux laïques voire aux athées revient alors, derrière une conception positive, englobante et «neutre» (extérieure aux débats essentialistes sur lidentité juive) à invalider subrepticement la fondation et le sens religieux au profit dune mystérieuse entité «juive» sans judaïsme, presque un oxymore !
Cette définition «phénoménologique» qui nomme ainsi tout ce qui se dit et se croit tel reprend dailleurs la définition minimaliste de Sartre dans ses Réflexions sur la question juive. Or si cette définition dune sorte de «Cogito Judaeum esse ergo sum Judaeus» a le mérite «moderne» de respecter la définition par soi de son identité et philosophiquement de sen tenir au principe moderne dimmanence de la concience, qui est ce quelle croit être, si même elle met le doigt sur la question de la transformation «culturelle» du judaïsme, elle na rien à voir avec lacception traditionnelle de la judaïté, qui est que le Juif est un sujet fini incarné et religieux lié par un corps de croyances et de pratiques à lEternel transcendant révélé par la Torah. Entre cette conception rabbinique et le sionisme originellement et fondamentalement laïque, socialiste et nationaliste, un fossé fondamental. Cette scission moderne de lidentité se reporte sur le rapport au projet sioniste, qui en est la cause. Et Rabkin présente lumineusement un débat dune radicalité et dune violence qui rend la confusion actuelle anti-sionisme/anti-sémitisme assez douteuse intellectuellement et limputation politique danti-sémitisme à toute contestation du bien-fondé de la création dIsraël encore plus douteuse. A ce compte, les plus grands antisémites seraient de grands noms de la pensée religieuse juive.
Les chapitres thématiques déploient lopposition religieuse au sionisme conçu comme perversion monstrueuse de la religion authentique. Et donc (chapitre 2) de lidentité juive. Le sionisme, né de la laïcisation et dune réaction communautaire sociologique à lantisémitisme, fait passer du messianisme au nationalisme. Le judaïsme ne peut concevoir toute culture hébraïque comme «juive», et encore moins voir dans lIsraël rêvé puis réalisé des sionistes la rencontre de la Terre sainte. LHébreu moderne, comme sujet culturel ou langue, projet du sionisme, est en rupture avec le Juif pieux, qui a pris ses distances avec lidée dEtat juif pour assurer le respect de sa religion. Un Etat laïque hébreu serait, par les confusions quil véhicule, presque plus dangereux pour la religion. Car le Retour ne peut avoir lieu quà la fin des temps dans le dépassement des Etats.
«La Terre dIsraël entre lexil et le retour» (chapitre 3) na donc pas le même sens dans chaque perspective. Dailleurs toutes les notions messianiques ont été victimes dun détournement de sens jugé diabolique : Péguy dirait que la politique a récupéré la mystique. LExil, interprété comme prix de lindignité des Hébreux qui navaient pas respecté la Loi, est une condition éthique de mémoire de léchec théocratique et de la différence radicale entre communauté de foi et Etat, institution purement terrestre de division et de violence. Le vrai messianisme peut attendre le Retour, tandis que le retour sioniste est une volonté prédatrice de terres et une illusion national-étatique de libération par la normalisation sur un modèle dEtat-nation européen.
Dailleurs (chapitre 4) «Le recours à la force» découle du sionisme et soppose à léthique pacifiste de la religion. Le sionisme est né en opposition violente à ce quil considère comme une culture de soumission et de fatalisme devant linjustice et sa volonté de rendre sa fierté au Juif passe par la formation dun homme nouveau, militant et militaire. Lexpérience des pogroms en Europe de lest et particulièrement en Russie (une des pépinières du sionisme et des Pères dIsraël) et des discriminations suscite le ressentiment socialiste-révolutionnaire et un désir de revanche, et passe dorganisations dauto-défense à un nationalisme sioniste agressif proche du fascisme (Jabotinsky, admirateur de Mussolini, et son mouvement de jeunesse militaire le Betar) et dont létrange filiation nationale et socialiste justifie lassimilation (par Einstein ou le rabbin libéral S. Wise) à une forme de nazisme juif, accusé de faire le jeu de Hitler contre la diaspora européenne et peut-être financé par les dictatures anti-juives. Jusquà aujourdhui, les anti-sionistes dénoncent la culture de violence fascisante ou russo-tsariste de la droite israëlienne et la mettent en relation avec les pratiques russes dans le Caucase. Jabotinsky se moquait dailleurs des social-sionistes (futurs travaillistes) qui prétendaient coloniser pacifiquement la Palestine ; il prônait lusage déculpabilisé de la force : on sait quil inspira tous les leaders passés et actuels du Likoud (Begin, Netanyahou, Sharon). La gauche israëlienne laïque travailliste elle-même et le mouvement ouvrier (dont est issu Sharon) ont été amenées par lengrenage de la colonisation et de la violence à se rallier à une idéologie et une pratique de la «sécurité», qui est comme une victoire posthume de Jabotinsky. Le Mouvement de la Paix en Israël rejoint par dautres voies les religieux ; inspiré par léthique biblique, il formule une critique radicale de la violence fondatrice, de léchec de la sécurité par lEtat et des impasses du sionisme. Toutes choses annoncées dès 1948 par Hannah Arendt. Tout se passe comme si la tradition rabbinique de la diaspora, méprisée du sionisme, avait été (quoiquon pense de son radical refus de la résistance et de ses motivations religieuses) bonne prophètesse du discrédit où Israël se placerait (plus encore que dautres Etats) par sa logique de puissance.
Les rabbins anti-sionistes vont plus loin : le sionisme est responsable de lévolution catastrophique de lantisémitisme en exterminationnisme (chapitre 6). En se séparant de la religion, en faisant des Juifs un peuple disséminé et une "race" soucieuse de sa conservation, ils ont accrédité finalement les caricatures anti-juives et par leur succès relatif et bruyant les ont rendu adéquates à lévolution du monde juif. La tradition religieuse voit dans les malheurs terrestres une punition du péché (séparation de la Loi) et, pour elle, le sionisme, avec ses injustices et sa perversion du sens religieux du judaïsme, renouvelle le péché et prépare de nouvelles catastrophes, notamment pour les Juifs de la diaspora quon place ainsi devant une sorte de chantage : se réfugier en Israël et collaborer à un Etat injuste et athée ou subir lantisémitisme et le terrorisme islamiste que le sionisme provoque et entretient. On est très loin de la solidarité inconditionnelle avec Israël.
Certains religieux installés en Palestine ont été obligés de penser les «limites de la collaboration» (chapitre 5) avec cet Etat, quils ne souhaitaient pas, préférant le statu quo ante avec les Arabes sous les autorités légitimes précédentes (plus tolérantes que le sionisme ne le fit croire pour justifier sa cause). Le mouvement religieux et sioniste Mizrahi, né dans lempire russe, espérait convertir le sionisme à la foi et collabore à ses conditions. Les partis religieux en Israël existent bien, mais ils ne veulent que des subventions aux institutions authentiquement juives et une influence sur la législation, et méprisent lEtat qui a besoin de leur caution morale et de leur soutien aux coalitions dirigées par les partis laïques.
La vision très critique des «haredis» (ultra-orthodoxes) de la diaspora sur Israël et leur historiosophie les conduisent à des «prophéties de destruction et stratégies de survie» (chapitre 7) pendant la persécution à venir et après la destruction. Loin dassurer la sécurité absolue, Israël va déchaîner le pire et prouver la sagesse du vrai judaïsme.
Lobjet du livre nest pas de suivre lensemble du débat sur Israël et le sionisme dans le monde intellectuel juif, mais Rabkin contribue à bousculer les lieux-communs nés de notre ignorance. Sil y a sympathie dune partie de la diaspora pour Israël, qui ne va pas jusquà lAliya («retour»), beaucoup de Juifs religieux se révèlent les critiques les plus durs de lidentification à la cause dun Etat étranger à leur foi. En soulignant leur fidélité à linterprétation de la Torah depuis près de vingt siècles, en défendant au nom de la religion la liberté et le devoir de critiquer lEtat dIsraël et le sionisme, en rejetant avec horreur la thèse de la nécessité morale de la colonisation israëlienne de la Terre sainte, en témoignant de la scission morale des «Juifs» sans se sentir tenus à la solidarité avec la ligne israëlienne, ils constituent selon un expert israëlien «une menace plus fondamentale que lhostilité arabe et palestinienne» et sont pour cette raison censurés.
Rabkin écrit son livre pour les comprendre mais aussi leur donner la parole. Ce livre très sérieux et très clair dun universitaire francophone na pas besoin dêtre traduit pour être offert à lattention du public ; il a lutilité de briser des tabous : encore faudrait-il quil soit mieux distribué.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 15/03/2005 ) Imprimer
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