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Un film à 80 % sourd et aveugle
avec Marguerite Duras, Delphine Seyrig, Michaël Lonsdale
Benoît Jacob 2005 /  27  € - 176.85 ffr.
Durée film 120 mn.
Classification : Tous publics

L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez L’Harmattan, de La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman – Le cinéma entre immanence et transcendance (2001).

Sortie Cinéma, Pays : 1974, France

Version : DVD 5/Zone 2
Format vidéo : 4/3
Format image : 1.33

Bonus
- La Couleur des mots (1984) -Postface vidéographique, vidéo 3/4 de Pouce BVU-PAL
Durée : 63’. Couleurs.

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«C’est l’histoire d’un amour, vécu aux Indes, dans les années 30, dans une ville surpeuplée des bords du Gange. Deux jours de cette histoire d’amour sont ici évoqués. La saison est celle de la mousson d’été. Des VOIX – sans visage – au nombre de quatre (…) parlent de cette histoire. Les VOIX ne s’adressent pas au spectateur (…). Elles sont d’une totale autonomie. Elles parlent entre elles. Elles ne savent pas être écoutées. (…) L’histoire est une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion. Autour d’elle, une autre histoire, celle de l’horreur – famine et lèpre mêlées dans l’humidité pestilentielle de la mousson – immobilisée elle aussi dans un paroxysme quotidien. La femme, Anne-Marie Stretter, femme d’un ambassadeur de France aux Indes maintenant morte – sa tombe est au cimetière anglais de Calcutta –, est comme née de cette horreur. (…) A côté de cette femme, dans la même ville, un homme, le Vice-consul de France à Lahore, en disgrâce à Calcutta. Lui, c’est par la colère et le meurtre qu’il rejoint l’horreur indienne. Une réception à l’Ambassade de France aura lieu – pendant laquelle le Vice-consul maudit criera son amour à Anne-Marie Stretter.»

C’est ainsi que Marguerite Duras «résume» elle-même son œuvre génériquement inassignable, India Song (1973), dont le sous-titre «texte théâtre film» vouait le projet initial à devenir un long métrage en 1974. Plus de trente ans après sa sortie sur les écrans, India Song apparaît toujours, au firmament cinématographique, comme une sorte d’OVNI dont l’étrangeté, qui peut sans doute rebuter certains, suscite chez le spectateur prêt à voir et à écouter autrement un véritable ravissement. Et cela au double sens d’arrachement (à la consommation cinématographique) et d’envoûtement.

Remontant à un vague souvenir d’enfance de Duras, le film, hanté par la suggestion du passé pris entre la mémoire et l’oubli, anime les spectres d’une histoire ancienne, qui s’apparentent à des morts-vivants muets et aux déplacements quasi somnambuliques. Les 74 plans sont précisément marqués par la lenteur extrême des mouvements de caméra – il est parfois difficile de distinguer les panoramiques et les travellings dans le parc de l’Ambassade –, à tel point que le directeur de la photographie, Bruno Nuytten, a pu parler d’un «film de plans fixes». Cette forte impression d’immobilité est renforcée par le jeu subtil des acteurs qui, le plus souvent filmés à distance de la caméra et éloignés de toute composition psychologique, semblent comme figés dans un éternel silence. Delphine Seyrig (qui, après avoir été, en 1960, la bouleversante femme inaccessible dans L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, sur un scénario d’Alain Robbe-Grillet, est ici la désincarnation d’Anne-Marie Stretter) et Michaël Lonsdale (le Vice-consul de France) réussissent à merveille à suspendre hors du temps leur personnage. Dans cette perspective, Duras excelle, dans sa mise en scène, à «dépeupler l’acteur», à rendre sa présence relâchée et lointaine, à nous donner l’impression que «personne n’est tout à fait là». Si le spectateur a constamment le sentiment de flotter, dans un état hypnotique, aux côtés des personnages, c’est bien parce qu’India Song, selon la formule durassienne, est «un film à 80 % sourd et aveugle» : on ne voit pas ou très mal et l’on n’entend pas ou très mal.

Or, la grande originalité du film – au-delà même du texte de 1973 et malgré sa dimension scénaristique évidente – consiste justement à remettre en question la fonction dominante du cinéma, à savoir la puissance d’incarnation des images. En choisissant de découpler les voix des lèvres des acteurs muets, les sons de leurs déplacements et la musique de tout élément dramatique, Duras autonomise radicalement le montage sonore par rapport au montage visuel : la désynchronisation des voix désormais «errantes» a pour effet la déréalisation de l’image par le son, et c’est ce phénomène inhabituel au cinéma qui crée l’atmosphère somnambulique si caractéristique du film où la présence fantomatique des personnages est sans cesse fuyante. C’est pourquoi, l’opus durassien, essentiellement porté par la matière sonore – les voix, les sons et la musique – qui tend à désincarner les corps, constitue un film qui doit, avant tout, être entendu. En effet, avec cette audacieuse rupture du «vissage» des voix sur les corps, selon le mot de Michel Chion, India Song nous enseigne ce paradoxe que le cinéma est peut-être davantage un art de l’écoute qu’un art du regard. Et Duras, dont le travail portant sur le mixage a été, de son propre aveu, beaucoup plus long que le montage visuel, a clairement manifesté la prééminence du son en reprenant à l’identique cette bande sonore pour un autre film, Son Nom de Venise dans Calcutta désert (1976).

Mais l’audace de l’invention durassienne constitue à la fois le charme infini d’India Song et peut-être sa limite : les voix désynchronisées, au fort pouvoir d’évocation, finissent par rendre arbitraires, voire inutiles, les images proprement cinématographiques ! A la limite, chacun pourrait écouter la bande sonore incantatoire sans son corrélat visuel et produire son film avec des images uniquement mentales. Or, un cinéma sans images consubstantielles est-il possible ? Souhaitable ?

Tout en soulevant ces questions essentielles sur la nature du cinématographe, le film de Marguerite Duras, éminemment mélancolique, réussit à suggérer l’impossible réconciliation avec le monde (Anne-Marie Stretter étant la «messagère de l’invivable») et à nous rendre sensibles (à) la tragédie des personnages : la chanson de la mendiante, le cri d’amour du Vice-consul ou le fameux plan du sein de Delphine Seyrig, qui condense la force érotique de la vie et l’inéluctable de la mort, sont à cet égard inoubliables.

L’édition propose, avec le découpage du film plan par plan et la filmographie complète de Duras, une postface vidéographique très éclairante, conçue par Pascal-Emmanuel Gallet en 1984 et intitulée La Couleur des Mots : les entretiens avec Duras, les acteurs et l’équipe technique invitent à revoir et réentendre India Song qui, précisément, appelle un regard et une écoute intempestifs aujourd’hui encore. Et n’est-ce pas la marque des grandes œuvres du cinéma que de faire croître le plaisir des sens et de l’intelligence à chaque nouvelle vision ?


Sylvain Roux
( Mis en ligne le 23/01/2006 )
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