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Famille atomisée avec Yasujirô Ozu, Setsuko Hara, Chishû Ryû, Chikage Awashima Carlotta Films 2007 / 59.99 € - 392.93 ffr. Durée film 125 mn. Classification : Tous publics | Sortie Cinéma, Pays : Japon, 1951
Sortie DVD : 06/02/2007
Titre original : Bakushu
Version : 1 DVD 9, Zone 2 (sur 5 DVD au total)
Format vidéo : PAL, Format 1.37
Format image : Couleurs, 4/3
Format audio : Japonais mono
Sous-titres : Français
Bonus :
- Voyage dans le Cinéma : Un retour sur les lieux de tournage d'Eté précoce
- Figures : Linges, fumées et poteaux électriques : D'hier et d'aujourd'hui, un parallèle sur les linges, fumées et poteaux, éléments récurrents dans la filmographie d'Ozu
- livret de 32 pages
Ce coffret contient également : Choeur de Tokyo - Une auberge à Tokyo - Printemps précoce - Le Goût du riz au thé vert.
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Auprès du public occidental, les films de Yasuyiro Ozu (1903-1963) sont souvent tenus pour les chefs-duvre qui incarnent dans toute sa pureté le génie du cinéma japonais classique. Mais auréolées dune telle distinction, ces créations ont en même temps la réputation, y compris dans les milieux cinéphiles, dêtre difficiles, voire peu accessibles, en raison de la forme extrêmement dépouillée et ascétique qui les caractérise. Ainsi, le cinéma dOzu est généralement perçu à travers le prisme désormais convenu de «lart dOzu» : la caméra basse, les plans fixes, labsence de fondus, le montage «cut» constitueraient les figures techniques à partir desquelles chaque film devrait révéler ses secrets.
Cette vision conformiste justement dénoncée par Shiguehiko Hasumi dans son excellent Yazujiro ozu (Cahiers du Cinéma, 1998) , qui prétend magnifier les réalisations ozuiennes, risque, en réalité, den masquer la richesse et de détourner le spectateur de la singularité des uvres considérées en et pour elles-mêmes. Les éditions en DVD des films du cinéaste offrent précisément lheureuse possibilité de restituer à chacun dentre eux son épaisseur artistique spécifique, en deçà de tout écran (se voudrait-il le plus beau des écrins !) interprétatif de nature cinématographique ou culturelle. Dans cette perspective, Eté précoce (Bakushu, 1951), qui ne jouit pas de la même notoriété que Voyage à Tokyo (Tokyo monogatari, 1953) alors que la thématique en est très proche , dévoile, dans toute sa discrète beauté, la vision ozuienne du monde, à condition de laborder humblement, sans la médiation des discours critiques, même dithyrambiques.
Noriko (Setsuko Hara) est secrétaire dans un cabinet davocats à Tokyo. Cest une jeune femme moderne de 28 ans qui se montre sensible aux modèles de la vie occidentale : fière de son indépendance, elle refuse de se marier. Toutefois, elle vit encore chez ses parents, tout comme son frère, la femme et les deux enfants de celui-ci. Elle doit affronter les fortes pressions de sa famille : à son âge, il nest pas raisonnable dêtre encore célibataire. Un jour, son patron lui propose un bon parti de sa connaissance, mais Noriko refuse
uvre du début des années 50, Eté précoce se situe, dans la filmographie dOzu, à laube de sa dernière période dont il est, à plus dun titre, emblématique en condensant la plupart des thèmes qui hanteront les films suivants. En effet, après Printemps tardif (Banshun, 1949), Bakushu se présente comme le deuxième long métrage qui aborde la question de lincompréhension entre les générations dans un monde, celui de laprès-guerre, qui change très rapidement et impose à la société japonaise traditionnelle des mutations considérables. Le cinéaste explore, avec une exceptionnelle finesse, cette crise des valeurs à lintérieur du microcosme intime de la famille : en organisant son récit autour dune jeune femme célibataire, il souligne le caractère, désormais problématique, du mariage et des relations entre les anciens et les plus jeunes. Comme Ozu la lui-même précisé au sujet dun autre film de cette période, il cherche à montrer, «à travers lévolution des parents et des enfants», comment «le système familial japonais commençait à se désintégrer». Eté précoce suggère à merveille cet effondrement.
La cellule familiale bourgeoise regroupe trois générations dont la cohabitation ne va plus de soi. La première est celle des grands-parents : Shukichi, qui remplit ses journées en sadonnant, à lécart des autres, à la botanique et son épouse Shige. Leur solitude est accentuée par lérosion du respect que lentourage peine de plus en plus à leur témoigner : les enfants nhésitent pas à ridiculiser, non sans cruauté, celui qui na plus que le titre de chef de famille. La seconde génération est celle des adultes actifs, meurtris par la guerre, groupe qui est lui-même fracturé par le clivage entre les hommes (dont Koichi, le fils aîné), plutôt traditionnalistes, et les femmes (Fumiko, lépouse de Koichi, et Noriko, la célibataire endurcie) attirées par le modèle individualiste de lOccident. La dernière génération est celle des enfants (Minoru et Isamu), dont les caprices révèlent lessor de la société de consommation. Cet effritement inéluctable des liens familiaux débouche sur la séparation de la famille. Quand Noriko décide spontanément, et à la surprise de tous, de se marier avec Kenkichi, un veuf qui vit avec sa fille, le nouveau couple part à Akita, tandis que Shukichi et Shige rejoignent leurs proches à Nara.
Si Ozu parvient à montrer, avec autant de force, léclatement du groupe familial, cest avant tout grâce à une mise en scène suprêmement subtile, dont la simplicité apparente résulte dune remarquable maîtrise technique : certes, le cadrage na pas la précision des dernières réalisations et le travelling est encore présent, mais le montage crée le rythme idéal pour traduire au mieux la distension inexorable des rapports au sein de la famille. Cette maestria, qui nest pas virtuosité gratuite mais expression artistique dune vision du monde, repose également sur une impressionnante direction dacteurs : admirable, en effet, est linterprétation dont la puissance émotionnelle découle dun jeu très nuancé la variété des tons nexclut pas la drôlerie et de la retenue des sentiments.
Au-delà de remarques élémentaires, il est difficile de traduire en mots ce que lon ressent et ce qui est donné à penser face à une uvre de Yasuyiro Ozu. Or, Bakushu, qui annonce, sans laccomplir parfaitement, tout ce qui fera la perfection de lart ozuien, permet, en raison de sa nature relativement hybride, de comprendre pourquoi il est si malaisé de parler dun film du grand maître nippon. Cette difficulté ne traduit pas (forcément) une lacune dans linterprétation, mais tient à la création ozuienne dont les enjeux dépassent ceux du cinéma narratif. Dabord, lintrigue tend à passer au second plan : si le destin de Noriko peut être considéré comme le fil conducteur dEté précoce, lartificialité du récit dont la cohérence et la vraisemblance, sans avoir ici disparu, sont pourtant mises en péril ne fait aucun doute. Le choix de la jeune femme dépouser Kenkichi surprend à la fois sa famille et le spectateur («Je me suis éprise de cet homme comme lorsque lon cherche en couture une paire de ciseaux que lon ne trouve pas et qui est pourtant sous nos yeux», dit-elle). Ozu sest souvent expliqué sur cette question en déclarant que «lintrigue [l] ennuie» («plot bores me», «En parlant de mes propres films», in Kinema jumpo, n° 273, 1960). Mais que signifie cette destitution de ce qui, en général, fait lintérêt dun film ?
Les premiers plans de Bakushu nous font peut-être pénétrer au cur de la poétique ozuienne : une plage déserte et le ressac régulier suggèrent une dialectique quasi imperceptible de la permanence et de la disparition. A limage de la mer qui est à la fois toujours la même et toujours autre, toute chose est destinée à seffacer si bien que la permanence de la disparition recouvre la disparition de toute permanence. En deçà de toute intrigue, et en se tenant au plus près de la vie de tous les jours, le cinéma dOzu sévertue à rendre sensible ce qui nous échappe et ce à quoi nous néchappons pas : le temps et ses effets destructeurs. Le réalisateur japonais la clairement énoncé : «Plus que lhistoire elle-même, je souhaitais dépeindre les aspects plus profonds de la métempsychose et de léphémère». La douloureuse beauté dEté précoce nous laisse sans voix parce quelle consiste à manifester le double mouvement de lApparaître et du Disparaître dans lequel est pris implacablement lêtre humain. La technique si singulière dOzu vise à nous mettre en présence de ce quAlain Ménil appelle l«écran du temps» (LEcran du temps, PUL, 1991) : en desserrant les contraintes narratives, le film donne à voir la finitude de toute chose, ce qui, tout en restant dordinaire insaisissable, nous constitue en propre : lexistence temporelle.
Cette esthétique de la disparition ne ressortit pas du sentiment tragique de la vie. Lunivers ozuien reste étranger à toute forme de désespoir. Sur la tombe du réalisateur est gravé le signe «Mu» qui signifie «Rien» : si la temporalité impose à tout ce qui est de changer dapparence et de disparaître, il ne sagit pas dadopter la posture (occidentale ?) du révolté et du désespéré. La photo de famille, dans Eté précoce, suggère plutôt, en dépit de léclatement de la famille, une continuité entre les générations : Noriko rappelle la jeunesse de ses parents et préfigure lavenir des enfants. Cette évolution inexorable renvoie à ce que le cinéaste nomme la «métempsychose», cest-à-dire le phénomène de la répétition au sein même de lécoulement perpétuel : avec le temps qui passe et les êtres qui séteignent, certaines choses se transmettent et se répètent sans interruption. Finalement, de léphémère peut naître une forme de permanence.
Le DVD du film contient, en outre, deux bonus qui invitent à découvrir plus en profondeur la vision artistique de Yasuyiro Ozu. Voyage dans le cinéma : Été précoce (15 mn) constitue lun des volets dune série de documentaires japonais ayant pour principe le retour sur les lieux de tournage de grands films nippons. Ce numéro nous entraîne dans la ville de Kamakura où fut tourné le film et où Ozu est enterré, et confronte ce haut lieu de la cinéphilie à des extraits du long métrage. A partir danecdotes sur la genèse et le tournage, le commentaire de la guide éclaire certains aspects de lunivers ozuien, comme les questions essentielles du temps et de la disparition de toutes choses. Le second document, Figures : Linges, fumées et poteaux électriques (10 mn) propose une promenade originale dans toute luvre du cinéaste à partir de motifs récurrents. Loin dêtre purement anecdotique, cette approche fait découvrir la topographie si particulière de luvre de lun des plus grands génies du septième art.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 02/03/2007 ) Imprimer
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