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| Entretien avec Minh Tran Huy - (La Double vie d'Anna Song, Actes Sud, Août 2009)
- Minh Tran Huy, La Double vie d'Anna Song, Actes Sud, Août 2009, 191p., 18 , ISBN : 978-2-7427-8567-4 Imprimer
Parutions.com : Quest-ce qui vous a frappé dans lhistoire de Joyce Hatto, la pianiste dont ce roman sinspire ? Doù vous est venu lidée pour ce roman au début?
Minh Tran Huy : Mon premier roman, La Princesse et le pêcheur, avait pour thème linitiation - à lamour mais aussi à lhistoire familiale. Pour mon deuxième, je voulais traiter de limposture. Pour me mettre «en condition», jai commencé à lire beaucoup de choses sur ce sujet, comme lessai de Belinda Cannone, Le Sentiment dimposture, ou bien, Qui dit je en nous ? de Claude Arnaud, qui passe en revue des affaires telles que celles de Martin Guerre ou Jean-Claude Romand... Mon mari, qui savait sur quoi je désirais travailler, ma montré un jour un article de Renaud Machard paru dans Le Monde, qui rendait compte de laffaire Joyce Hatto. Le papier était bref, mais le cas étonnant, et lhistoire ma marquée. À limposture proprement dite une uvre discographique extraordinaire entièrement volée à dautres interprètes se greffait une histoire damour ambivalente, dautant que pour certains, le mari de Joyce Hatto nétait pas du tout un amoureux fou, prêt à monter une gigantesque escroquerie pour donner à sa femme la gloire que selon lui elle aurait méritée, mais un filou ayant des motivations purement financières !
Jai donc commencé un travail denquête pour mettre au jour tout ce qui avait été dit ou écrit sur ce scandale qui a éclaté en 2007, et jai découvert beaucoup déléments extrêmement romanesques. Bien des aspects de cette affaire mont attirée : la façon dont les médias avaient construit un mythe pour ensuite le détruire, lidée dun homme si amoureux de sa femme quil était prêt à littéralement lui inventer une autre histoire, une autre vie, la musique enfin. Un de mes plus grands rêves serait de pouvoir provoquer chez le lecteur une émotion aussi intense que celle qui me saisit quand jentends un morceau de musique ou une chanson qui me touche. Du reste, la musique nest pas que le sujet du roman, elle a aussi gouverné sa construction. Jai tenté dy introduire des effets décho, des rimes et des variations, comme pour une composition musicale, et jai pensé à des formes précises, comme la fugue ou linvention à trois voix...
Parutions.com : L'écriture est en effet très belle. Pouvez-vous nous parler de votre processus d'écriture ? Comment parvenez-vous à ce résultat?
Minh Tran Huy : Jai toujours limpression décrire très lentement, même si la chronologie montre objectivement que ce nest pas le cas : en trois ans, jai publié deux romans et un recueil de contes tout en exerçant un métier à plein temps. Il nen demeure pas moins que jai le sentiment dêtre très lente, de peiner sur chaque chapitre, chaque page, chaque phrase. Pour La Double vie dAnna Song, jai commencé par écrire les articles de journaux qui ponctuent le récit de Paul Desroches, jen ai fait deux ou trois, puis je suis passée au récit de Paul proprement dit. Lidée de lalternance des voix mest venue tout de suite. Jai achevé les premiers chapitres en plusieurs mois, les derniers en quelques semaines. Jai un ami écrivain, Bernard Quiriny, qui fait un premier jet, et passe ensuite énormément de temps à réécrire. Je fonctionne très différemment. Javance à petits pas, mais quand jarrive au bout, je fais peu de modifications.
Parutions.com : Pourquoi avez-vous décidé denchâsser les articles dans le récit ? Souhaitiez-vous rendre un effet particulier ?
Minh Tran Huy : Je voulais que les deux voix tantôt sépousent, tantôt sopposent. Que tous les articles de journaux mis bout à bout constituent un fil narratif cohérent, que le récit de Paul forme lui aussi un tout cohérent, et dans le même temps, que quelque chose se joue entre chaque fin darticle et chaque reprise du récit de Paul. Souvent, ainsi, la chute de lun et le début de lautre présentent les personnages sous des jours opposés. Tout le livre, de manière générale, est fondé sur lidée quil y a plusieurs vérités, plusieurs versions des faits, et, en définitive, plusieurs lectures possibles du roman. À celui qui le tient entre ses mains de choisir
Je voulais en outre que des personnes qui ne connaissent rien à la musique classique puissent lire La Double Vie dAnna Song sans sy perdre, quil ny ait pas besoin dun savoir particulier pour pouvoir lire le livre avec plaisir, en être amusé ou ému, et que dans le même temps, des mélomanes puissent y discerner des «private jokes» sur le milieu de la musique classique et sur son histoire. De la même façon, javais envie que ce roman plaise tout autant à quelquun qui cherche une bonne histoire qui le captive, quà un critique littéraire qui sintéresserait à sa construction, au montage, aux liens entre composition musicale et composition romanesque
Je nai rien dune avant-gardiste, mais un simple scénario, aussi réussi fût-il, ne mintéresse pas davantage je mefforce de travailler lécriture de chaque phrase, et, dans la mesure du possible, une forme originale, ne se limitant pas, en tout cas, au seul récit linéaire. Jai tenté de maintenir un bon équilibre entre une histoire qui vous tienne en haleine et une certaine recherche formelle.
Parutions.com : Est-ce que vous pourriez donner quelques exemples de ces «inside jokes»?
Minh Tran Huy : Prenons le personnage dAnna Song : il ma été inspiré par Joyce Hatto, bien sûr, mais si l'on creuse un peu, et je pense que certains fans de
musique le verront, on saperçoit quun autre pianiste a servi de
modèle notamment pour le combat dAnna contre la dystonie. Un grand
virtuose qui a véritablement souffert de ce mal, qui a été lun des premiers
à en parler publiquement, et qui a finalement réussi à sen sortir pour
revenir sur le devant de la scène. Je vous laisse trouver qui, afin de ne pas livrer toutes les clefs du roman
De manière générale, je me suis beaucoup amusée à conter toutes sortes danecdotes sur des pianistes, les unes fausses, les autres vraies, certaines semblant fausses alors quelles sont vraies, avec des noms tantôt authentiques, tantôt masqués. Sous le nom de Minoru Murakami, qui apparaît au tiers du livre à peu près, se cache en fait Izumi Tateno, victime dune attaque dapoplexie en 2002, qui la laissé paralysé de la main droite... Je trouvais drôle de brouiller les frontières entre réalité et fiction jusque dans le domaine de la musique classique. De la même façon, jai semé des citations véritablement issues des coupures de presse sur laffaire Joyce Hatto dans les articles fictifs qui rythment La Double vie dAnna Song. «La plus grande pianiste vivante dont personne na jamais entendu parler», comme on surnomme Anna, est une formule authentique. Un journal anglo-saxon qui avait ainsi qualifié Joyce Hatto sest vu repris par nombre de confrères et je me suis dit que ce serait un joli clin dil à faire que de le reprendre à mon tour. Puis jai beaucoup pastiché le style volontiers lyrique de certains critiques musicaux
Il y a donc beaucoup de «private jokes» pour mélomanes ; mais il y en a finalement autant pour les non-mélomanes, tous ceux qui ont un jour pu observer le fonctionnement des médias, la diffusion circulaire de linformation, le fait que les journaux ne cessent de se reprendre, comment ils semparent dune affaire, la montent en épingle, sen désintéressent ensuite
Parutions.com : Comment votre écriture a-t-elle évolué depuis que vous avez commencé à écrire?
Minh Tran Huy : Je ne sais pas si je suis la meilleure juge pour analyser mon écriture mais je peux essayer en faisant une comparaison entre mes deux romans. Jai écrit La Princesse et le pêcheur dans sa première version il y a dix ans, et je lai reprise plusieurs années après. Le livre tient du coup de la marqueterie, du palimpseste : cest à la fois moi à dix-huit ans et moi à vingt-six ans, jai lissé lensemble de façon à ce que les passages écrits à différentes périodes sintègrent les uns dans les autres. La forme reflète finalement le fond, avec cette histoire dinitiation, qui parle de ladolescence et de la façon dont lhéroïne du roman mûrit, devient à la fois femme et écrivain... Dans les passages plus tardifs, on sent davantage de recul on est plus dans la réflexion et moins dans le vécu.
La Double vie dAnna Song fait pour sa part limpasse sur ladolescence : cest lâge où Paul et Anna sont séparés. Les deux ouvrages se complètent en quelque sorte, puisque le premier parlait de ladolescence, tandis que le deuxième sintéresse à lenfance et aux retrouvailles à lâge adulte. Jai écrit La Double vie dAnna Song en un an, un laps de temps où jai relativement peu changé, et je pense que le texte est plus mûr, quil reflète davantage la personne que je suis aujourdhui, quand La Princesse reflétait à la fois la personne que jétais devenue et celle que javais été. Je ne parle pas (ou peu) dune ressemblance avec lhéroïne, mais bien du rapport à lécriture et à la vision de la littérature et de ce que doit être un livre. Jai le sentiment que les gens confondent parfois le thème et la façon de le traiter. Comme mon premier roman portait sur ladolescence, certains avaient le sentiment que le style était adolescent, ce que je ne pense pas. Et pour La Double vie dAnna Song, comme lhistoire se déroule sur dautres âges et a plus dampleur, ça donne peut-être le sentiment que le livre est plus mûr, ce dont je ne suis pas si sûre. Cela dit, je maîtrisais probablement mieux les choses avec celui-ci quavec le premier, où jai corrigé beaucoup de passages anciens.
Parutions.com : Selon vous lhistoire de Paul et Anna est-elle avant tout une histoire damour ou celle d'un dégoïsme?
Minh Tran Huy : Les deux. Je pense que lamour peut parfois être égoïste... Il y a des amours réciproques, quon partage, quon vit à deux, mais on peut aussi aimer pour soi, ou pour le simple fait daimer, sans véritablement prêter attention à celui qui se trouve en face. Cette dimension ambiguë existe dans lamour que porte Paul à Anna. Et là encore, je pense que cest au lecteur de choisir. Il peut trouver le personnage de Paul sublime, ou bien monstrueux...
Parutions.com : Il est intéressant de faire la parallèle entre le pouvoir qu'a Paul de créer des chimères, et ce même pouvoir, essentiel chez l'écrivain...
Minh Tran Huy : Il ny a pas une réalité, mais deux, trois, ou même dix... Dans le roman, on a le point de vue des journaux et celui de Paul, qui demblée présentent deux versions des faits. Puis lon saperçoit que non seulement on relève autant de versions quil y a de personnes, mais que ces versions même changent dans le temps, et suivant son état desprit... On peut y voir une réflexion sur le regard de manière générale. Chez tous les artistes, quils soient écrivains ou peintres, tout est histoire de regard. Un paysage ne va pas être vu de la même façon selon celui qui lobserve et selon le moment aussi selon quon est en hiver, au printemps, ou en été, selon quil fait beau ou quil y a de lumière, quon est le soir ou le matin. La Double vie dAnna Song traite aussi de cela, de la façon dont on peut poser quinze regards différents sur un objet bien quil reste le même objet. Cette idée, qui mintéressait beaucoup, se trouve au cur même de toute littérature. Jai composé un roman daprès une histoire vraie, mais quest-ce que les faits, et quest-ce que la vérité ? Peut-être que le récit que jai fait est plus vrai que lhistoire réelle, parce que celle que je raconte a plus dépaisseur, plus de relief, quelle donne davantage à réfléchir que si je métais contentée de relater laffaire authentique. Auquel cas jaurais donné dans le documentaire, et même en ce cas, je naurais pas été certaine de dire la vérité et uniquement la vérité : dès lors quon raconte une histoire, on ment, parce quil y a autant dhistoires quil y a de narrateurs. Quand je fais le récit dune même histoire à différentes personnes, je vais forcément changer des détails ici et là, varier la chronologie, oublier ou rajouter un événement. Nous sommes tous des mythomanes, inconsciemment ou non. Le livre sattache à cette tendance que nous portons tous en nous à la part de fiction au sein de toute vérité et la part de vérité au sein de toute fiction.
Parutions.com : Ce phénomène, la création des mythes, ne renvoie-t-il pas aussi aux médias ?
Minh Tran Huy : On le voit dans les médias, mais je le vois au quotidien, en fait. Je partage le sentiment de Paul lorsquil dit quon vit dans la fiction. On évolue autant dans ce monde concret - avec ce bureau qui est là, cette chaise sur laquelle je suis assise, le fait que vous soyez devant moi - que dans des mondes imaginaires : à un moment ou un autre au cours de notre discussion, mon esprit va vagabonder, une pensée se glissera qui sera réelle, même si elle nest ni apparente, ni matérielle. De même, je ne suis pas sûre que les cauchemars que je fais la nuit sont tellement plus faux que ma vie au réveil : je ressens de la peur pendant mon cauchemar, et cette émotion-là est vraie, même si elle est née dune histoire contée par mon inconscient. De même encore, quand je lis un roman, mon attachement pour un personnage est réel quand bien même ce personnage nexiste pas. On est toujours un peu dans la fiction, et tant mieux. Si nous navions pas cette capacité à aller au-delà du réel, nos existences seraient terriblement plates et sans intérêt autant mener la vie dun poisson rouge ou dun cactus !
Parutions.com : Comment votre travail de journaliste a-t-il influencé votre écriture en tant que romancière?
Minh Tran Huy : Le fait dêtre journaliste ma bien sûr aidé à écrire les articles qui ponctuent le récit de Paul. Je connaissais certains mécanismes dans le fonctionnement de la presse. La diffusion circulaire de linformation dont je parlais tout à lheure, les journalistes se lisant les uns les autres et brodant à partir des mêmes éléments. La façon aussi dont on peut élever une statue à quelquun avant de lattaquer jusquà le réduire à néant sans doute que cela aurait été moins évident pour moi de mettre en scène ce genre de choses si javais un métier qui n'avait rien à voir avec le journalisme. Cela posé, je pratique un journalisme particulier, qui est le journalisme littéraire : je ne fais ni du journalisme dinvestigation, ni de la critique musicale. Je ne suis pas non plus passée par une école de journalisme. Pour prendre la «manière» des différentes coupures de presse qui figurent dans La Double Vie dAnna Song, je ne me suis donc pas vraiment appuyée sur mon expérience professionnelle. De manière plus générale, je cloisonne - je nécris pas un roman de la même façon dont jécris un article.
Parutions.com : Est-ce si facile de cloisonner ces deux univers ?
Minh Tran Huy : Non. Enfin, cétait difficile au début, pour La Princesse et le pêcheur, parce que je navais pas écrit pour moi depuis longtemps au moment où jai repris le texte. Il a fallu me débarrasser de formules toutes faites, de tics qui venaient naturellement sous ma plume. Devoir rendre régulièrement des papiers vous formate, il a fallu se détacher de certaines habitudes que javais prises. Pour le deuxième roman, je nai eu aucun problème, comme si je métais réappropriée une voix proprement littéraire. Le fait dêtre journaliste et romancier est moins gênant artistiquement que socialement, au début du moins. On est davantage perçu comme un journaliste que comme un écrivain par beaucoup de confrères, je pense, et parfois les journalistes qui écrivent des romans ne sont pas très bien vus. Et puis il y en a tellement
Je crois que certaines rédactions ouvriront plus volontiers votre livre si vous êtes un inconnu que si vous êtes journaliste. Bien sûr, il y a aussi, à lopposé, des journalistes qui profitent de leur situation, pratiquent le renvoi dascenseur ou en tout cas bénéficient dune visibilité plus grande grâce à leur profession : si vous avez un nom et beaucoup de pouvoir, cela vous aidera, évidemment. Ce nest pas mon cas, et cest peut-être tant mieux. Avec le recul, jai appris à relativiser la place de la presse et des critiques. Cela compte, mais rien ne vaut le soutien des libraires et un bon bouche à oreille
Entretien mené par Lisa Jones le 17 Juillet 2009 ( Mis en ligne le 28/08/2009 ) Imprimer
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