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Bande dessinée -> Réaliste |
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Les fantômes de septembre | | | Fabrice Colin Laurent Cilluffo World Trade Angels Denoël - Graphic 2006 / 22 € - 144.1 ffr. / 120 pages ISBN : 2-207-25641-3 FORMAT : 18,2x25,5 cm Imprimer
Au premier abord, louvrage nincite pas forcément à la lecture : une couverture épaisse et rigide où prédomine le blanc sobrement orné de figures façon ligne très claire, et de textes aux coins carrés simplement déposés. En feuilletant lalbum, les mêmes curieux dessins schématiques proches du pictogramme se retrouvent, organisés rigoureusement dans la page, abscisse et ordonnée comme lignes directrices. Et comme limpression dun dépouillement général, dune certaine légèreté même si la gravité dune police numérique et froide et ce souci de rigueur géométrique ne venaient déplacer lensemble vers des émotions plus douloureuses.
Il ne faut pas sarrêter à lapparence quelque peu spartiate donc, sous peine de passer à côté dun des albums les plus émouvant de la rentrée, une bande dessinée poignante sur la difficulté de faire son deuil mais aussi sur le combat (forcément ordinaire) à mener pour être parmi les autres et trouver sa place dans un monde qui na plus aucune raison dêtre tendre.
Lhistoire est celle de Stanley Middle. Middle, milieu, moyen, lambda
Stanley est monsieur tout-le-monde. Il vit à New York et travaille en face des tours jumelles. Et ce jour-là, il a tout vu. Ensuite, il sagit de continuer à vivre, de repartir de (ground) zéro et tâcher de se reconstruire. Marion, sa petite amie, le quitte, et cest dabord vers son père quil se tourne. Lors dune soirée, il rencontre Sarah, une apparition ou presque, qui va laider à remettre de lordre dans ses idées, ses sentiments et ses souvenirs. Car les séquelles du 11 septembre sont nombreuses, et pour Stanley le traumatisme pourrait avoir eu quelque néfaste influence sur sa perception du réel
Avec une économie de moyens réellement stupéfiante (et pour le moins culottée), Fabrice Colin et Laurent Cilluffo réalisent une bande dessinée poétique et sensible ancrée dans une réalité toujours bien présente. Les auteurs ne tombent pourtant pas dans le piège de lhommage tire-larmes ou de lanniversaire (on fête quoi déjà?) : le 11 septembre est là, partout, on le perçoit, et il contamine les existences sur tous les plans (« Eros et Thanatos, mon pote. Ca na jamais été aussi facile de baiser. »). Et là où beaucoup comptent les morts, World Trade Angels sattache à décrire le quotidien de ceux pour qui les morts comptent. Raconté à la première personne, le récit de Stanley joue à la fois de la confusion et de la grande simplicité : la douleur est au cur de tout, et pour y échapper il faut fuir, en rêvant, en refusant, ou même en volant. La verticalité, partie avec les deux tours, est à reconquérir petit à petit, et Stanley sy emploie en planant entre les immeubles.
Comme un architecte méticuleux, Laurent Cilluffo, grignote peu à peu sur la surface immaculée, trace ses lignes droites et place ses repères. Cest le blanc partout, même à travers les personnages fantômatiques fils de fers graphiques qui compose une vaste surface à habiller et sur laquelle on construit à nouveau. Le rien donc, omniprésent, comme le hors-champ dun monde disparu, dune cité proprement anéantie en son cur. Et cette ville censée ne jamais dormir est pourtant plongée ici en léthargie prolongée, coma cotonneux qui donne lopportunité à Stanley de sinventer une autre vie, comme un rêve dont on ne veut pas être enlevé. Une discrète bichromie met en relief quelques éléments et empêche lensemble dêtre totalement aspiré par le vide. Les lignes sont partout, obsédantes et marquant le même désir de tout quadriller, de mettre dans des cases que lon superposera ensuite, de cartographier un nouveau monde : « Nous venions dentrer dans une dimension nouvelle.(
) Nous arpentions un espace inédit New York était une carte, et mon existence était une ligne sur la carte (
) ». Tout est méthodique ici, et même les événements dun rêve sont numérotés et classés. Lorganisation, le rangement ou comment remettre de lordre après le chaos, faciliter la discipline et le désir de ne plus voir aucune tête dépassée. Stanley, lui, choisit de prendre de la hauteur, prenant le risque de tomber de beaucoup plus loin.
World Trade Angels est de ces albums importants pour la bande dessinée puisquil ouvre une nouvelle porte. Lalbum va jusquau bout de son parti pris esthétique, et tire de là une grande force artistique et une puissance dévocation étonnante. Excepté quelques effets de découpage puisés chez Chris Ware (notamment dans les premières pages) dispensables, toute la panoplie graphique ici mise en place est au service dune histoire simple et émouvante, et impose lalbum comme une nouvelle démonstration de force des capacités du neuvième art.
Alexis Laballery ( Mis en ligne le 10/10/2006 ) Imprimer
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