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Démocratie ou pas démocratie ? Là est la question | | | Virginie Hollard Le Rituel du vote - Les assemblées romaines du peuple CNRS éditions - Histoire pour aujourd'hui 2010 / 28 € - 183.4 ffr. / 292 pages ISBN : 978-2-271-06925-2 FORMAT : 14cm x 22cm
L'auteur du compte rendu : Yann Le Bohec enseigne lhistoire romaine à la Sorbonne. Il est lauteur de plusieurs ouvrages adressés tant aux érudits quau grand public. Il a notamment publié LArmée romaine sous le Haut-Empire (Picard, 3e édit., 2002), LArmée romaine sous le Bas-Empire (Picard, 2006, prix Millepierres de lAcadémie française), César, chef de guerre (Éditions du Rocher, 2001), La Bataille du Teutoburg (Les Éditions Maisons, 2008) et LAfrique romaine (Picard, 2005). Imprimer
Tous les États méditerranéens de lAntiquité ont connu la démocratie. Dabord les Grecs, évidemment ; et les Athéniens craignaient tellement le retour des oligarques quils avaient supprimé les élections, les remplaçant par le tirage au sort de citoyens modestes, forme extrême de la démocratie (ou : quand le peuple se méfie du peuple). Bien plus, dautres régions nont pas été insensibles à ce mode de gouvernement. Les Carthaginois, par exemple, étaient divisés entre un parti modéré et aristocratique et un parti extrémiste et démocratique. Ce dernier a pris le pouvoir en 148, au début de la «troisième guerre punique», parce que ses adversaires étaient accusés davoir fait trop de concessions aux Romains. Hélas pour les démocrates, dix-huit mois plus tard, Carthage était prise par Scipion Émilien et détruite. Sur ce sujet, Virginie Hollard a écrit un livre très érudit. Elle utilise avec méthode les sources et elle sappuie sur une copieuse bibliographie, qui apparaît dans les notes de bas de page et dans une liste de titres comptant quarante-trois pages (pp.243-286). Dans cet ouvrage, elle pose la question de la démocratie à Rome et elle sappuie sur la présence dassemblées où les participants exerçaient leur droit de vote.
Il fallait partir de la célèbre théorie de la constitution mixte, élaborée par Polybe (VI, 12, 9-17, cité par V.H. p.27) à partir dAristote. Le Grec, qui avait été battu à plate couture sur le champ de bataille, et qui, prisonnier sur parole à Rome, y bénéficiait de laccueil dune grande famille, les Scipions, a cherché par tous les moyens à excuser son échec. Il a trouvé une explication qui nous paraît surprenante. La supériorité des Romains sexpliquerait par lexcellence non pas de leur armée, comme on pourrait sy attendre, mais de leurs institutions. Ces dernières auraient en effet combiné les trois types de régimes possibles, la monarchie représentée par les consuls, laristocratie par le sénat et la démocratie par les comices, ce qui serait lidéal, jugement de valeur qui sinspire dAristote. Notons au passage que les pères de la constitution des États-Unis dAmérique se sont largement inspirés de cette conception de lordre politique (on verra à ce sujet Kurt von Fritz, The Theory of the mixed constitution in Antiquity : a critical analysis of Polybius' political ideas, 1958, Columbia University Press, XIV-490 p., oublié par V.H.).
À la fin de lépoque républicaine (V.H., pp.23-70), la cité romaine était en effet dirigée par des comices, un sénat et des magistrats. Ces trois organes pesaient-ils du même poids ? Cest là tout le problème. Les magistrats appartenaient obligatoirement au sénat, ce qui na jamais empêché le sénat de se méfier deux, de craindre les ambitieux comme les Athéniens craignaient le peuple. Leurs fonctions furent donc collégiales, ce qui permettait que lun surveille les autres : ils étaient au moins deux (pour le consulat), et davantage pour les autres postes. Elles étaient en outre annuelles, sans itération, donc sans continuité possible. Quand Caius Gracchus se fit réélire au tribunat de la plèbe et quand Marius se fit réélire au consulat, ils se mirent dans lillégalité, bien que le peuple leur ait donné ses voix. On voit donc que la partie «monarchique» du système était bien faible.
Les comices étaient des assemblées où le peuple votait. Il existait deux sortes de vrais comices, les comices curiates ne jouant aucun rôle politique. Les comices tributes votaient les lois civiles et élisaient les magistrats inférieurs, questeurs et édiles. Dans ce cas, le peuple était réparti en 35 tribus, 4 tribus urbaines et 31 tribus rustiques. On voit tout de suite que les campagnes, par tradition conservatrices et de plus, dans ce cas, soumises aux grands propriétaires fonciers, possédaient un avantage sur la ville. Les comices centuriates votaient les lois militaires et élisaient les magistrats supérieurs, préteurs et consuls. Dans ce cas, le peuple était réparti en 193 centuries censitaires ; les plus riches votaient dabord, les autres ensuite, et le scrutin était clos dès quune majorité était atteinte ; de ce fait, les plus pauvres ne votaient jamais. Les assemblées de la plèbe, qui élisaient les tribuns de la plèbe, étaient-elles plus «démocratiques» ? Sans doute. Mais pas avant que le vote à bulletin secret nait été instauré, ce qui arriva très tard : pendant longtemps, les électeurs devaient passer sur un pont, leur bulletin à la main, ce qui permettait un contrôle. Il apparaît donc, de plus, que la partie «démocratique» du système était bien faible.
Reste lélément «aristocratique», le sénat. Il lemportait pour deux raisons. Dune part, le jeu des institutions, affaiblissant comices et magistrats, jouait en sa faveur, et la haute assemblée contrôlait les finances, la diplomatie et la guerre. Dautre part, son rôle dans toutes les guerres, et en particulier dans la guerre contre Hannibal, lui avait valu un énorme prestige, au point que ses simples avis, les fameux sénatus-consultes, avaient pris force de loi. Le sénat contrôlait tout.
Quand lempire arriva, en 31 avant J.-C., après la défaite dAntoine et la victoire dOctave, futur Auguste, une monarchie sinstaura. Les comices ne furent jamais dissous ; ils continuèrent à participer à lélaboration des lois (V.H., pp.71-150) et à lélection de magistrats (V.H., pp.151-225). Mais ils ne jouèrent quun petit rôle limité aux règnes dAuguste (31/27 avant J.-C. 14 après J.-C.) et Tibère (14-37). Puis ils furent de plus en plus rarement convoqués, leur dernière réunion datant du règne de Nerva (96-98). Et le peuple romain ne se révolta jamais pour défendre des droits dont il se souciait peu. Le sénat, lui, perdura. Mais, en son sein, se trouvaient des partisans de lempereur, et dailleurs ce dernier avait des moyens de pression. Tibère, sétant vu refuser une proposition de loi, feignit daccepter la décision des sénateurs, puis, à leur grande surprise, il les invita à faire une promenade ; il les conduisit au terrain dexercice des prétoriens, où il leur fit admirer la force brutale de ces hommes. Le message fut compris.
Virginie Hollard nous a donné un livre original, intéressant et érudit. Les faits montrent que Rome fut le seul État méditerranéen de lAntiquité à passer du régime aristocratique (la République) à une monarchie (lEmpire) sans transition démocratique.
Yann Le Bohec ( Mis en ligne le 23/03/2010 ) Imprimer
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