| Jesse Glenn Gray Au combat - Réflexions sur les hommes à la guerre Tallandier 2012 / 21.20 € - 138.86 ffr. / 304 pages ISBN : 978-2-84734-680-0 FORMAT : 14,5cm x 21,5cm
Simon Duran (Traducteur)
Bruno Cabanes (Préfacier)
Hannah Arendt (Préfacier)
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Sur lexpérience de guerre, on a déjà lu, et beaucoup : journaux, souvenirs, témoignages, récits, analyses universitaires, correspondances, bandes dessinées, etc
Certains auteurs se sont même fait une spécialité de débusquer le faussaire au sein dune production pléthorique létude de Jean Norton Cru sur les récits de la Grande Guerre, et les nombreux débats qui surgissent encore autour de son uvre, l'attestent. Le témoignage est donc à la fois une manière den finir avec un traumatisme, comme pour un Erich Maria Remarque, une auto-analyse et un moyen de se souvenir, dentretenir une mémoire
Beaucoup denjeux donc, au point que parfois, on puisse avoir limpression dune inflation mémorielle un peu épuisante et dun débat qui tourne à vide entre historiens.
Et puis il y a Jesse Glenn Gray et ses «Réflexions sur les hommes à la guerre». Demblée, on se dit quil sagit dun énième journal de guerre la seconde guerre mondiale qui a certes sa valeur documentaire, mais qui ne raconte une fois de plus que le quotidien dun soldat. Certes, certains auteurs, à commencer par Paul Fussell (A la guerre, Seuil), ont su tirer de leur expérience la matière à une réflexion importante, en ce quelle entend synthétiser, généraliser une expérience, mais quen est-il de Gray ? Au fil de la lecture, on découvre que Jesse Glenn Gray qui fit par la suite une carrière universitaire de philosophe, spécialiste de philosophie allemande et notamment dHeidegger entreprend dans cet ouvrage une véritable analyse, sans fards, de lhomo furens, une analyse quasi révolutionnaire.
Louvrage se présente, de manière sobre, comme une relecture, à tête reposée, de ses carnets et de sa correspondance de guerre. Mais dès le chapitre II, le lecteur comprend loriginalité du texte : décrivant les «charmes secrets de la guerre» (p.72), Gray développe ce quil appelle «la jouissance de voir, la jouissance de la fraternité, la jouissance de la destruction». Cest cette dernière confession qui est la plus troublante, en ce que, à rebours du soldat pacifiste, Gray dit lappétit de destruction qui anime parfois le soldat, ramenant lhomme à son stade de loup pour lhomme, loin du discours policé de nombreux vétérans. Et si lappétit de fraternité est déjà connu (la camaraderie de front, la notion de groupe primaire et ses conséquences tactiques, vues par un Omer Bartov notamment), si la «luxure du regard» évoquée par Gray ramène à une interrogation elle aussi pratiquée sur le spectacle de la guerre, ces trois «jouissances» accolées explorent un quotidien et des pulsions plus complexes quil ny paraît. Un texte qui dépasse largement le cadre de la Deuxième guerre mondiale, et même de la guerre en général, et trouve des échos dans tout rapport à la violence politique
Un texte donc très actuel, hélas.
A lire Gray, on songe inévitablement à un autre vétéran, mais de la Grande Guerre, un immense écrivain qui na pas caché son goût pour la guerre et son théâtre : Ernst Junger
Mais au lyrisme dun Junger, Gray répond par lanalyse, froide, dépassionnée, servie par un sens de la formule redoutable. Un talent qui sapplique à toutes les expériences du soldat, analysées, classées, disséquées : lamour, lennemi, la mort, le traumatisme. Quon le saisisse dans les diverses déclinaisons du sentiment amoureux, ou dans la froide construction de ladversaire (quil faut bien haïr si lon veut bien le tuer), quon le confronte à lexpérience de la mort donnée - et son corollaire, la culpabilité ou à langoisse de la mort subie, à moins quun fatalisme absolu ne dissolve la peur, le soldat Gray philosophe, analyse, classe et, imperturbablement, dresse le tableau dune humanité qui donne raison à Hobbes, à la «guerre de tous contre tous» plutôt quaux irénistes. Lexercice de distanciation entre Gray philosophe et Gray soldat savère dautant plus salutaire que lauteur sait trouver les mots pour exprimer le côté lyrique de lexpérience de guerre, et il y a parfois dans son témoignage plus de repentance que de rejet dune expérience.
Louvrage, préfacé par Hannah Arendt, est de ceux qui ne se laissent pas facilement oublier, en ce quil plonge au cur du combat et quil en éclaire les racines dans le cur de lhomme. Au rythme de quelques descriptions saisissantes, et anecdotes surréalistes (tel cet ermite italien, croisé par hasard, qui ignore jusquà lexistence de la guerre), Gray traverse les batailles, rencontre des gens de tous bords, et se décrit, en soldat. Leffet de distanciation est extrêmement efficace, et donne au texte une densité que peu de récit atteignent. Un vrai grand livre sur lexpérience du combat.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 03/04/2012 ) Imprimer
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