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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Eternelles classes dangereuses... | | | Dominique Kalifa Crime et culture au XIXe siècle Perrin 2005 / 23 € - 150.65 ffr. / 331 pages ISBN : 2-262-02012-4 FORMAT : 14x23 cm
Lauteur du compte rendu : Sandra Lallam est professeur agrégée au lycée Emmanuel Mounier à Châtenay Malabry et doctorante à lIEP Paris. Elle prépare actuellement une thèse sur Michel Debré et la politique jusquen 1959, sous la direction de Jean-François Sirinelli. Imprimer
Dans ce passionnant ouvrage, Dominique Kalifa nous propose de comprendre comment le crime, qui hante tant les contemporains du XIXe siècle, trouve une résonance tout à fait particulière dans la culture de ce siècle en France. En effet, largement diffusées par les médias, dans cette nouvelle ère de culture de masse, les affaires criminelles sont décrites de multiples façons, fascinant sans cesse à cause de linexplicable transgression des normes quelles représentent.
Létude est divisée en trois parties. La première sintéresse à toutes les «Figures du crime au XIXe siècle». Elle prend ce terme au sens large, allant jusquà montrer à quel point le lieu du crime - la ville essentiellement - est un véritable personnage dans cette action criminelle. A Paris, la violence sexerce ainsi plus volontiers dans les «rues assassines» de la Cité sous la Monarchie de Juillet ou la banlieue sud après les travaux dHaussmann, localisations que les auteurs prennent en compte dans leurs uvres.
Les criminels, quant à eux, surnommés «apaches», comme les indiens des récits de lépoque, qui incarnent les «hordes sauvages inassimilables» par la société, apparaissent progressivement dans les romans, tels que Fantômas, non plus comme des délinquants issus nécessairement de la classe laborieuse mais, au contraire, comme des êtres malfaisants refusant tout travail et souhaitant abolir lordre social établi. Une «nature criminelle» émerge donc, qui peut être mise au jour lors des enquêtes menées par les policiers et expliquée dans le nouveau «genre» littéraire qui sépanouit alors et connaît un grand succès : celui des mémoires de policiers. En effet, entre 1828, date de publication des Mémoires de Vidocq, jusquen 1940, plus de cent ouvrages de ce type sont imprimés, quil sagisse dautocritiques par un ancien fonctionnaire ou dun rapport romancé sur des actions menées. La figure du policier évolue donc elle aussi : personnage mal considéré, voire méprisé, il retrouve par ce biais une légitimité, grâce à sa description de la «chasse» du criminel à laquelle correspond son enquête.
La deuxième partie du livre nous fait entrer «Au cur de la culture de masse» par lexamen des formes de narration du crime. Au moment où le temps consacré à la lecture augmente cest-à-dire vers la deuxième moitié du XIXe et plus particulièrement sous la IIIe République -, deux types particuliers de récits connaissent un essor important : le fait divers dune part, «chambre denregistrement des minuscules incidents de la vie quotidienne», le roman criminel dautre part. Le «crime» devient donc un «objet littéraire» connaissant un grand succès auprès dun lectorat grandissant et largement diffusé, notamment, par le biais des journaux à grands tirages : non seulement dans les chroniques plus ou moins proches de la réalité des journalistes mais aussi dans les romans-feuilletons qui fleurissent au «rez-de-chaussée» des pages.
Chaque type de récit évolue alors avec ses propres codes parfois totalement opposés, comme Dominique Kalifa le montre dans le cas de la description du milieu carcéral : scandaleux «palais des délices» où les malfaiteurs se reposent pour les journalistes, lieu de solitude assimilé au sépulcre dont le héros doit sévader pour les romanciers. Ni lun ni lautre, cependant, ne voient leur succès se démentir même en temps de guerre : dans cette période exceptionnelle, le fait divers «se militarise rapidement» puisque toutes les informations relatives à la guerre, depuis les narrations de scènes de combats jusquaux états du matériel ou aux nominations, prennent la forme de ce type de récit ; le roman-feuilleton, quant à lui, tellement populaire à la veille de la Première Guerre mondiale, ne disparaît quau moment de linvasion en août 1914 pour réapparaître dès le mois doctobre quand cette dernière est stoppée : seules les contraintes matérielles dues aux pénuries de papier expliquent un certain recul à partir de 1917.
Dans sa troisième partie enfin, plus sociologique, Dominique Kalifa nous propose de nous intéresser dune manière plus privilégiée à la «délinquance» et à «linsécurité». Lexemple de lattaque nocturne est dabord développé : symbole de la dangerosité des villes, ces vols à main armée dans la rue sont constamment présents à la «une» des journaux, qui nhésitent pas à inventer parfois les histoires pour jouer sur limagination du lecteur. Cet état de fait explique, en partie, lintérêt obsédant à partir du début du XXe siècle pour le phénomène criminel, la façon de le sanctionner et de lenrayer. La protection de la société contre les délinquants prend une importance accrue. Un hiatus apparaît entre deux conceptions du rôle de la justice : la «défense sociale» qui lutte en faveur de lindividualisation de la peine et de létude de la dangerosité du criminel dun côté, lélimination de la délinquance par le biais de sanctions sévères, de lautre. Les magistrats sont, de toute façon, considérés globalement comme trop indulgents dans les peines énoncées. Et lorsquà partir de 1911, le Procureur général à la Cour dAppel de Lyon, Guillaume Loubat, dénonce ce manque de fermeté et préconise le retour à des châtiments corporels, il est soutenu par les journaux à grand tirage. Toutefois, cette médiatisation outrancière du crime est bien plus grande dans les villes que dans les campagnes où la question de la «sécurité publique» reste marginale.
En guise de conclusion, Dominique Kalifa tente de nous faire comprendre à quel point létude historique de linsécurité savère difficile à faire. Les sources, dans ce domaine, sont non seulement partielles et partiales mais surtout lobjet de la recherche est lui-même impossible à objectiver. L'auteur constate cependant que la conjugaison de la démocratie parlementaire avec la presse de masse favorise lattention croissante portée au propos sécuritaire. Linexorable montée de la délinquance et du crime depuis le début du XIXe siècle nest pas prouvée. Mais au début du XXIe siècle, une certitude saffirme : lEtat républicain ne parvient plus à jouer le rôle de régulateur qui lui incombe pour assurer la «sécurité publique» et a même abdiqué ouvertement une partie de son pouvoir aux services privés de surveillance et de gardiennage, ce qui ne manque pas dinquiéter lauteur.
Dans cet ouvrage, D. Kalifa analyse donc les rapports étroits entretenus entre la réalité et la fiction dans le domaine de la représentation du crime. Un seul bémol peut-être : ce livre a été rédigé à partir darticles préexistants, quoique remaniés. Or, on peut regretter que ce fait transparaisse vu le peu de lien logique entre les chapitres et labsence de transition évidente, particulièrement dans la deuxième partie. Toutefois, après la lecture dun tel livre, on ne peut quavoir envie de lire ou de relire Les Misérables de Victor Hugo en oubliant Jean Valjean pour sintéresser cette fois de près au personnage de Javert ou Les Mystères de Paris dEugène Sue, et de suivre les aventures de Fantômas !
Sandra Lallam ( Mis en ligne le 01/03/2005 ) Imprimer
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